Un portrait du XXème siècle
A seulement 36 ans, Brady Corbet signe son troisième long métrage The Brutalist. Film ambitieux, film fleuve en deux actes, d'une durée globale de plus de 3h30 (entracte compris). Au sortir de la projection, sensation d'avoir vu un grand film, d'avoir été au cœur de l'histoire de l'architecte László Tóth (Adrien Brody). Embarqué dans son récit, de son arrivée à New-York accueilli par la statue de la Liberté tête en bas, jusqu'à sa rétrospective à la première Biennale d'architecture de Venise.
Ce qui surprend tout d’abord c'est la maîtrise absolue du réalisateur pour son sujet : l'insertion professionnelle et l'ascension d'un survivant des camps de la mort au sein de la société américaine. Bien qu'ayant cumulé assez peu d'entrées en salle, en raison sans doute de sa durée conséquente et d'un titre peu avenant, le film se révèle à la fois massif et délicat. Comment le réalisateur a-t-il pu rendre cette fresque cinématographique aussi captivante et monumentale ?
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László Tóth (Adrien Brody) |
Après le mitigé mais audacieux Vox Lux, difficile d'imaginer que Brady Corbet choisirai de mettre en scène l'histoire d'un architecte juif hongrois de retour d'Europe tentant de s'assimiler tant bien que mal à sa nouvelle terre d'accueil. Après son portrait du XXIème siècle, titre officieux de son deuxième long métrage, le réalisateur américain fait son retour en brossant un véritable portrait du XXème siècle.
Avec The Brutalist, en plus de suivre intimement son personnage, tout comme il l'avait plus ou moins bien fait avec Vox Lux, Brady Corbet renoue avec sa thématique centrale s'axant autour du trauma et du déracinement, mais aussi de la vie en périphérie des grandes villes, des grands ensembles. Campagnes, quartiers limitrophes, zones industrielles, terrains en friches, maisons bourgeoises, buildings se télescopent bien souvent dans ses deux derniers films où la route fait figure d’entrée dans le récit et la catastrophe joue le rôle de centre névralgique à l'intrigue.
Comme point commun esthétique et symbolique avec son précédent film, une route de campagne filmée à fleur d'asphalte en plein contre-jour, défilant semble-t-il à l'infini. Plan s'affichant dans The Brutalist tout comme dans Vox Lux comme un support au générique d'ouverture.
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Les génériques d'ouverture de Vox Lux (2018) et The Brutalist (2025) |
Mais The Brutalist partage aussi avec Vox Lux sa tonalité grave et dramatique (dans sa première partie tout du moins) où toute la structure narrative repose sur la trajectoire d'un personnage depuis un fait d'origine désastreuse. La Shoah pour László, une tuerie de masse dans un collège pour Celeste (Natalie Portman). Chez Corbet, l'architecte tout comme la star de la pop, se veulent des figures de leur époque, impactés par une tragédie mettant à vif leur propre existence. Deux portraits de leur temps donc, caractérisant et caractérisé par le XXème et le XXIème siècle. Ainsi plane l'ombre de grands bouleversements historiques dans tous les métrages de Brady Corbet où les destins des personnages sont nécessairement modelés à la lumière d'un moment chaotique de leur propre vie.
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Celeste dans Vox Lux incarnée par Natalie Portman et Raffey Cassidy |
Où se démarque The Brutalist c'est sur sa capacité à mettre en résonance de manière délicate vie intime et création artistique dans un seul et même élan. L'histoire de László Tóth, architecte fictif dont la figure s'inspire de nombreux artistes immigrés débarquant aux États-Unis pour fuir le nazisme et refaire leur vie, met à l'honneur les codes de l'architecture en même temps qu'un véritable parcours de vie. Pour se faire Brady Corbet montre la difficulté de son personnage à s'intégrer dans une société qu'il ne connaît pas, avec laquelle il est en total décalage. De son assistance et collaboration avec son cousin américain pour concevoir une bibliothèque sur mesure dans la propriété d'un riche industriel à la réalisation d'un institut hors-norme au sommet d'une colline, László se heurte sans cesse aux récriminations, aux humiliations, aux calomnies. Cela se traduit par le dédain et la colère dans un premier temps de la part de son futur employeur Harrison Van Buren (Guy Pearce), la mise au ban par son cousin suite à des accusations fallacieuses de sa femme, l'asservissement de son savoir-faire, l'exploitation mercantile. Ces multiples rejets en plus de l'absence de sa femme Erzsébet (excellente Felicity Jones), restée en Europe, ont pour conséquence de le voir sombrer dans la toxicomanie, de s'abaisser à réaliser des tâches harassantes et dégradantes et d’être victime bien plus tard d’un abus que sa femme sera la seule à dénoncer en faisant irruption au beau milieu d’un dîner d'affaires.
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László et Erzsébet (Felicity Jones) |
Même si le film démontre que l'architecture permet à László de se sortir de la misère, de [sur]vivre accessoirement, elle est aussi montrée comme une nécessité, comme un but esthétique échappatoire un peu comme le serait l'écriture pour un écrivain ou la musique pour un compositeur, l’accompagnant à jamais dans ses pérégrinations en exerçant un véritable pouvoir de sublimation.
Lorsqu'il retourne travailler à pelleter du charbon après avoir été injustement viré par son cousin, László
semble totalement résigné. Il met l’architecture de côté.
Pourtant son premier commanditaire américain revient vers lui après
avoir décelé sa singularité et son avant-garde. Il lui
montre quelques photos de ses créations européennes et lui remet le
pied à l’étriller en lui proposant un projet pharaonique, un
monument phare, un centre culturel mémoriel. La vision
singulière de László héritée de ses études au Bauhaus à Dessau
s’en trouve alors valorisée, galvanisée et il se met corps et
âmes à la tâche. Le réalisateur parvient à faire sentir que
l’architecture est pour László un moyen de renaître, de
reprendre goût à la vie en exprimant tout son être. Mais ce nouvel espoir sera en réalité pour László une épreuve de plus, tant derrière cette proposition alléchante se larve l'idée du profit, où "l'architecture est considérée uniquement comme une marchandise de l'économie capitaliste" pour reprendre les termes de Daniel Libeskind (architecte du Musée Juif de Berlin) dans un excellent article sur le film.
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László et Harrison Van Buren (Guy Pearce) |
Avec The Brutalist Brady Corbet vise juste sur le pouvoir de la création, capable de tout changer, de tout sublimer, en devenant tour à tour une fabuleuse matière à penser, à résister, à se reconstruire, à s’élever et se libérer, malgré les horreurs vécues. Échapper aux tourments, ou plutôt donner une forme à ses tourments pour leur échapper et s’en libérer devient l’objectif de László. Son architecture monumentale devient l’expression de sa propre vie.
The Brutalist magnifie ce portrait d’architecte par son dialogue esthétique avec les codes du brutalisme, mouvement architectural initié en Europe après la seconde guerre mondiale, dont les bâtiments, aussi regroupés sous le nom d’« architectures de la Reconstruction », mettent à profit les enseignements du Bauhaus sous la bannière de la modernité et de la transversalité entre l’art et l’artisanat. Ce renouveau esthétique n’impacte pas seulement l’architecture, mais aussi les autres formes d’art : la peinture, la sculpture, le design, les arts décoratifs, la typographie. La volonté d’unir les arts plastiques et les arts appliqués, chères à d’ardent représentants comme Walter Gropius, Mies Van Der Rohe, Vassily Kandinsky, Paul Klee et Marcel Breuer, sera au cœur de la philosophie du Bauhaus. Avec la création de l’école du Bauhaus, c’est une véritable révolution artistique qui s’exerce en Europe durant la première moitié du XXème siècle au point d’influencer considérablement d’autres tendances. Mais aussi d’être interdite en 1933 par le régime nazi considérant que cette école enseigne un « art dégénéré ». Nombreux professeurs et artistes durent par ailleurs s’exiler aux États-Unis pour fuir le régime totalitaire en train de s’enraciner en Allemagne.
Brady Corbet ne
fait pas l’impasse sur cet aspect, bien au contraire. En montrant
un immigré juif européen arrivant sur le sol américain, héritier
des enseignements du Bauhaus, il en fait un personnage à la fois
résilient, résistant et visionnaire.
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En haut, l'école du Bauhaus à Dessau fondée par Walter Gropius (1925-1926) et le plan de maisons jumelées pour médecin en perspective bifocale par l'architecte allemand Carl Fieger (1924) |
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En haut la bibliothèque de László pour son premier commanditaire, en bas la célèbre chaise Wassily conçue par l'architecte designer Marcel Breuer (1925-1926) |
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Intérieur de l'église Don Bosco à Augsbourg par l'architecte Thomas Wechs (1960-1965) |
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László devant l'entrée de sa création monumentale |
Ainsi pour marquer cette adéquation entre le personnage et la richesse de son savoir-faire, le style brutaliste ne se retrouve pas seulement dans les réalisations crues et sans fioriture de László, mais aussi dans le graphisme du générique et le défilement du texte, dont le lettrage et sa direction (proche des recherches typographiques du Bauhaus) jouent à l’identique avec le design de l’architecture, c’est à dire coïncident à l’aspect des constructions brutalistes par leur disposition rigoureuse formant des blocs massifs et anguleux, frappant par leur répétition et leur absence d’ornements. Cette observation prend toute son ampleur à la fin du film, au moment du discours de Zsófia, offrant de magnifiques transitions entre dessins et architectures et lors du générique de fin. Ce dernier composé d’une suite de lignes défilant à l’oblique de bas en haut, forme une trame complexe évoquant le tracé d’un vaste plan architectural.
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L'affiche du film "The Brutalist" (2025) et l'affiche Staatliches Bauhaus par le typographe Joost Schmidt (1923) |
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Graphisme et typographie, intertitres des parties 1 et 2, générique de fin de The Brutalist |
Mais le troisième long métrage du réalisateur américain vaut aussi pour sa capacité à émouvoir, à montrer des personnages d’une grande discrétion et délicatesse en opposition à la brutalité des Van Buren, à l’image de Gordon (Isaach de Bankolé), l’allié réconfortant et loyal de László, l’accompagnant sur ses chantiers, toujours à l’écoute, véritable ami, partageant son goût pour le jazz et les opiacés, lui aussi connaissant la misère et le rejet car victime du racisme. Superbe scène en haut d’une colline où les deux compères déambulent et discutent des plans de l’institut Van Buren. Et puis il y a Zsófia (Raffey Cassidy), la nièce mutique de László, débarquant aux États-Unis dans la seconde moitié du film avec Erzsébet. Personnage mystérieux, en retrait sauf dans sa dernière partie au moment d’un épilogue magistral où elle prend la parole pour rendre hommage à son oncle. Le discours de Zsófia, accompagné de dessins, de photos d’architectures, est un vibrant plaidoyer à la mémoire de l’art, à la mémoire d’une vie.
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László et Gordon (Isaach de Bankolé) |
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Zsófia au début du film (Raffey Cassidy) et en 1980 (Ariane Labed) |
Enfin un dernier élément soulignant toutes les scènes et donnant au film une envergure expressive, c’est sa musique. Composée par Daniel Blumberg, celle-ci est centrale, omniprésente sans être étourdissante. Tantôt employée de manière discrète, diffusée en fond sonore comme ambiance (dans le magasin du cousin de László, lors d’un déjeuner sur l’herbe), tantôt dense et envahissante faisant une grande embardée (lors de l’arrivée à New-York, des retrouvailles avec Erzsébet, ou de la construction du centre communautaire). La mélodie du thème principal du film se décline ainsi subtilement en quelques petits accords sobres ou s’étendent de manière symphonique en prenant de l’ampleur pour embrasser totalement l’image (plan saisissant à l'ouverture du film de la statue de la Liberté à l’envers accompagnée de la musique montant crescendo).
Après quinze minutes d’entracte devant une photo de mariage, la deuxième partie de The Brutalist commence. Si « L’Énigme de l’arrivée » pourrait se résumer à une plongée dans l’intimité de László et la découverte d’un nouveau monde, « La Quintessence du Beau » correspond quant à elle aux retrouvailles mais aussi à la descente aux enfers de l’artiste. Le film de Brady Corbet ne lésine sur rien, il se déploie comme un grand mouvement partant d’une pièce presque vide dans une Europe encore en guerre pour aboutir à une salle comble lors d’une rétrospective à Venise au début des années 80. L’architecture chez Corbet s’affiche dès lors comme la métaphore d’une vie où le héros doit faire table rase du passé sans oublier qui il est et d’où il vient. C’est à dire se reconstruire à partir de rien, avancer à tâtons dans un monde instable et inconnu, se faire une nouvelle place, toucher l’abîme, pour enfin exprimer toute sa grandeur.
Images : The Brutalist, Brady Corbet, 2025
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