Hôtel Rêverie

La saison 7 de Black Mirror propose six nouveaux épisodes singuliers, toujours aussi croustillants et riches en problématiques. Cette nouvelle incursion dans les histoires majoritairement dystopiques de Charlie Brooker (créateur de la série), mêlant technologies et rapports humains, comporte à nouveau son lot de drames, de drôleries et d’acidités.

L’épisode 3, Hôtel Rêverie, réalisé par Haolu Wang se démarque nettement des autres par son audace, sa complexité, sa mélancolie, sa poésie et son scénario pour le moins prospectif. L’histoire tient en une problématique assez délirante : Comment la conscience d’une interprète peut-elle être reproduite et conservée dans une œuvre de fiction au point de pouvoir s’en libérer et d'interagir avec la réalité extérieure ? A cette question autant stimulante que vertigineuse, s’annonce un récit riche en rebondissement. Tout commence lorsque Brandy Friday (Issa Rae), actrice abonnée aux rôles de potiches dans les films à gros budget type James Bond, décide de s’impliquer dans un concept peu commun. Elle souhaite donner la réplique à Dorothy Chambers (vedette hollywoodienne des années 40-50) et interpréter le docteur Alex Palmer dans Hôtel Rêverie, un vieux mélo ayant remporté un large succès à son époque remit au goût du jour par une société de production capable de transférer sa conscience à l’intérieur du film et de digitaliser sa performance en direct. Sérieux coups de théâtre en perspective.

Précisons que cette opportunité technologique fait suite à l’endettement des studios Keyworth Pictures, incapables de faire face au désintérêt des plateformes de streaming pour les classiques hollywoodiens. La directrice des studios auparavant réputés peine à trouver une manière de continuer à faire vivre sa filmothèque, à entretenir le souvenir des vieux films et à leur redonner de l’éclat. C’est alors qu’intervient la productrice d’une start-up branchée proposant de dépoussiérer et de ressusciter un grand film de leur catalogue grâce à un procédé permettant de répliquer numériquement les personnages via un dispositif basé sur l’IA.

La conscience de Brandy se trouve donc transférée dans le film Hôtel Rêverie et doit rejouer à l’identique le rôle du docteur Palmer. Les producteurs la guide à travers le scénario original en lui parlant en temps réel. Mais le réenregistrement du film ne se déroule pas comme prévu. Au moment de la scène de rencontre entre Clara et le docteur Palmer, Brandy se trompe et l’appelle par son nom d’actrice (Dorothy), le trouble s’installe alors entre les deux personnages. La machine s’enraye véritablement lorsque l’une et l’autre se retrouvent piégées dans le film à cause d’un café renversé par un technicien maladroit.

Dorothy (Emma Corrin) et Brandy (Issa Rae)

C’est à cet instant charnière que l’épisode de Black Mirror bascule et prend son envol, devenant plus pertinent et émouvant. Vingt minutes où l’espace-temps filmique est suspendu autour des deux personnages centraux, seuls encore en course, pouvant encore interagir entre eux. L’hôtel du Caire devient ainsi le théâtre d’une romance entre Brandy et Dorothy où défilent les jours en boucle. Le sommet de la séquence est atteint lorsque Dorothy prend conscience de sa non-existence. Elle n’est finalement qu’une réplique, qu’une conscience reproduite par une intelligence artificielle. Se pose la question du double, du miroir, de la face visible des émotions dans le cadre du film Hôtel Rêverie et de ce qui ne l’est pas en dehors de son contexte. La mise en scène de Haolu Wang construit judicieusement le personnage de Dorothy par bribes, donnant des indices sur son histoire intime au moyen de plans très courts mais suffisamment percutants pour comprendre les enjeux auxquels elle doit faire face. Par cette interruption momentanée, le mélo classique et conventionnel aboutit à un véritable récit amoureux de science-fiction rappelant le magnifique épisode de la saison 3 San Junipero, un des meilleurs de la série. Lorsque les masques tombent, « tu n’es pas réelle » dit Brandy à Dorothy sèchement, celle-ci part vérifier cette assertion au dehors, dans une rue en face de l’hôtel. Elle franchit la limite de l’espace filmique et se trouve dans un ailleurs vide et obscur, rappelant la pièce noire d’Under the Skin de Jonathan Glazer.

Hôtel Rêverie (épisode 3 de la saison 7, 2025) et son modèle San Junipero (épisode 4 de la saison 3, 2016)

Aux abords de la fiction...

... le vide

Cette volonté d’aller voir au-delà, d’explorer la limite physique d’un univers de fiction [ou d’une simulation] pour prendre conscience de son étendue ou bien pour découvrir une vérité, n’est pas nouvelle. Chez plusieurs metteurs en scène cette idée a déjà fait son œuvre comme par exemple dans Matrix. Par ailleurs plusieurs personnages se sont déjà aventurés au-delà de leur propre espace fictif pour se révéler à eux-même, entamer une liaison amoureuse ou pour se rendre compte d’une supercherie, à l’instar de Truman Burbank dans The Truman Show, touchant le ciel en trompe l’œil d’un immense studio, découvrant qu’on le manipule depuis sa naissance et qu'il est victime malgré lui d’une émission de télé réalité se déroulant en vase clos. Ou bien dans La Rose pourpre du Caire lorsque l’un des personnages sort de l’écran pour vivre une aventure avec une spectatrice cinéphile complètement perdue dans sa vie sentimentale. 

Bien souvent cette traversée de l’écran révèle plus qu’il ne masque les sentiments. Que ce soit par colère, par peur, dégoût ou passion, le passage d’un monde à l’autre renforce la trame existentielle des personnages et leur désir d’en apprendre plus sur leur véritable identité.

The Truman Show, Peter Weir, 1998
 
La Rose pourpre du Caire, Woody Allen, 1985

Mais la réussite de ce troisième épisode ne réside pas seulement à son aspect poupée russe, film dans le film, mais aussi à l’excellente interprétation toute en finesse d’Issa Rae et Emma Corrin. 

En plus d’une photographie remarquable en noir et blanc digne des grands mélos hollywoodiens et d’un attrait pour l’onirisme et l'émancipation, citant au passage certaines œuvres de Vincente Minnelli et Douglas Sirk, de belles idées de mise en scène parsèment Hôtel Rêverie ; notamment pour marquer l’écoulement du temps (maquette virtuelle indiquant le défilement des jours grâce au mouvement cyclique d’un soleil, visibilité du timecode au-dessus de l’écran de retransmission) ou pour souligner l’alternance entre les moments en studio et l’esthétique des vieux films autorisant certains effets spéciaux (jeu avec la pellicule, rupture de fréquence sonore, typographie, grains, poussières et format de l’image).

De gauche à droite les affiches de : Lame de fond, Vincente Minnelli, 1946 / Tout ce que le ciel permet, Douglas Sirk, 1955 / Quinze Jours ailleurs, Vincente Minnelli, 1962

Hôtel Rêverie engage aussi une réflexion sur la place de l’IA au cinéma, précisément sur l’avenir des acteurs et actrices et leur rapport à leur propre image. Pour être encore plus précis : le degré de mimétisme auquel parvient aujourd’hui l’intelligence artificielle peut laisser songeur et interroge sur la survivance des interprètes à l’écran au-delà de leur propre existence. Peut-on un jour imaginer le retour d’un acteur célèbre dans un nouveau film 300 ans après ? L’épisode de Black Mirror pointe en effet du doigt l’usage des IA génératives capables actuellement de reproduire à l’identique la voix et l’apparence de n'importe qui. Pas encore la conscience qu’on se rassure, mais au vu des avancées notables ces dernières années dans ce domaine cela donne matière à réflexion. L’idée de répliquer numériquement les interprètes disparus pour leur faire rejouer leurs anciens rôles, ou de nouveaux, pourrait paraître surréaliste mais le potentiel immense que représente les technologies embarquant de l’IA a de quoi échauffer les esprits. Encore faut-il que les sociétés de production en aient le droit ! C’était d’ailleurs le point de départ et la problématique en 2013 du film d’Ari Folman Le Congrès, où l’actrice Robin Wright autorisait un studio à numériser entièrement son image afin de l’exploiter.

L'actrice Robin Wright numérisée dans Le Congrès d'Ari Folman, 2013

Par son scénario, sa mise en scène, sa photographie et son interprétation, Hôtel Rêverie laisse donc une empreinte forte dans le paysage des séries actuelles. Teinté de mélancolie, de drôlerie et d’imaginaire, ce film dans le film aux nombreux accents mélodramatiques se transforme en romance noire futuriste donnant lieu à un récit touchant entre deux personnages hors du temps. Malgré quelques traits parfois trop appuyés (le problème de Black Mirror en général), cet épisode tient le haut du panier avec son modèle San Junipero partageant de nombreuses similitudes. A l’heure où l’IA occupe de plus en plus le terrain des technologies, Hôtel Rêverie peut aussi se voir comme un objet de réflexion sur le devenir cinématographique autant que sur le devenir humain.

Images : Hôtel Rêverie, Black Mirror épisode 3 saison 7, réal. Haolu Wang, 2025

 

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