Au départ cet article devait s’intéresser principalement au
film The Northman de Robert Eggers (sorti en 2022) et être mis en
parallèle avec le jeu vidéo Elden Ring. Mais le temps passa et je
m’aperçus qu’il y avait beaucoup plus à dire au sujet d’Elden Ring que
de The Northman, surtout depuis la récente sortie de l’extension Shadow
of the Erdtree. De par sa direction artistique et sa profondeur, pour ne
pas dire sa diégèse, il me parut évident et essentiel de laisser bien plus de
place à un jeu qui, par sa capacité à rendre son univers captivant, inventif et
immersif, se démarque amplement des productions actuelles. Voici donc un large
article sur l’œuvre en question, jeu foisonnant, jeu pilier, non sans lien à
quelques moments avec son presque double cinématographique The Northman.
Bonne lecture.
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Yggdrasil et Valkyrie dans The Northman, Robert Eggers, 2022
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Dans le panorama de l’industrie vidéoludique se dressent
parfois des titres d’envergure d’une étonnante singularité. Parmi eux Elden
Ring, jeu sorti en 2022 développé par le studio FromSoftware, conçu par
Hidetaka Miyazaki et George R.R Martin, créateur de Game of Thrones. Appartenant
à la série des Souls (suite de jeux estampillés FromSoftware depuis 2009
avec la sortie de Demon’s Souls premier du nom), Elden Ring tient
sa septième place dans le rang des "Souls-like". Genre désignant désormais des
jeux réputés pour leur difficulté élevée et leurs univers sombres
essentiellement tournés autour de la dark fantasy. Appellation de circonstance
sans doute éphémère, car sans concurrence dans le domaine actuellement, un peu comme
le fut pendant un moment l’expression "Doom-like" désignant tous les jeux de tirs
en vue subjective avant de prendre le nom plus sobre et généraliste de fps (first-person
shooter / jeu de tir à la première personne). Ainsi pour les joueurs les titres
du studio FromSoftware se démarquent assez nettement des productions vidéoludiques
formatées et accessibles, mais offrent plutôt une expérience de jeu exigeante
et impactante visuellement. Pour preuve la dernière extension d’Elden Ring: Shadow
of the Erdtree sortie fin juin de cette année, plonge le joueur, la
joueuse, dans un nouveau monde, le Royaume des Ombres où se déroule une
aventure pleine de défis coriaces. Ayant déjà reçu la distinction "Game
of the Year" en 2022, Elden Ring: SotE renouvelle ici ses
qualités et même les dépasse. Compte tenu de sa direction artistique et de son univers
d’une rare densité, il ne serait d’ailleurs pas étonnant qu’Elden Ring remporte
à nouveau le titre de GOTY cette année bien qu’hors catégorie. Mais
l’objet de cet article n’est pas tant de trouver des arguments pour militer en
sa faveur et l’encenser, que de sonder, d’analyser, cette nouvelle pièce
charnière du jeu vidéo, et peut-être de mieux comprendre ses rouages, ce sur
quoi repose son intérêt, de mieux définir aussi ce qui retient et émerveille
dans le cas présent.

Les prédécesseurs d’Elden Ring ont largement
influencé son lore et son système de jeu (Sekiro, Dark Souls, Bloodborn,
etc…), mais il y a un aspect qui jusqu’ici n’avait pas été abordé par ses pairs,
ou en tout cas partiellement, c’est le concept de monde ouvert. Ainsi Elden
Ring est le premier des Souls à ouvrir en grand les différentes zones
géographiques de son univers pour le plaisir de l’exploration. S’aventurer librement
sur la carte devient enfin possible, à l’instar de Zelda Breath of The Wild ou
Shadow of the Colossus, deux références majeures du jeu vidéo partageant
en partie le même ADN qu’Elden Ring. Chaque site, château, montagne,
forêt, lac, perçu au loin est donc potentiellement accessible en empruntant l’itinéraire
de son choix. Libre au joueur de choisir où il veut aller. A l’aide de Torrent,
destrier spectral, nous sommes ainsi amenés à explorer, à parcourir de long en
large le vaste monde d’Elden et ses recoins, sans être gênés par la présence de
marqueurs de quête ou d’aides de jeu comme on en trouve traditionnellement dans
les open world (The Witcher 3, Skyrim, Horizon Zero Dawn,
parmi les plus connus).
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La géographie de l'Entre-Terre, vaste monde d'Elden Ring
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Premier constat : le sentiment de liberté dû à la volonté du
studio de ne pas téléguider le joueur dans son exploration est réellement bénéfique
à l’immersion. On se plait ainsi à fouiller les différents lieux traversés, à
chercher l’item rare, sans forcément avoir une feuille de route, pour le pur
plaisir de la découverte mais aussi à s’arrêter à certains endroits pour
apprécier les somptueux paysages enténébrés du monde d’Elden. Une grotte, une
mine, un château, des terres enneigées, un temple en sous-sol, peuvent
transformer l’expérience de jeu en véritable promenade contemplative. Une
beauté graphique affirmée par la diversité des zones explorables et le
minutieux travail de conception des développeurs, notamment autour des sources
de lumière et du relief paysager sur lesquels nous reviendrons plus tard. Cette
première impression n’agit pas simplement au niveau esthétique mais aussi au
niveau scénaristique. Le joueur prend acte de la profondeur du monde d’Elden
pas seulement en traversant son immense carte mais en découvrant aussi son histoire
à travers une vaste généalogie de personnages au design tous très soignés. Ajouter
à cela, un bestiaire à la hauteur des enjeux et une difficulté savamment dosée.
Si l’on peut résumer la chose ainsi, Elden Ring marque un tournant dans
l’industrie vidéoludique pour sa plasticité, pour sa capacité à stimuler
l’imaginaire du joueur, son sens de l’exploration, mais aussi pour sa capacité
à donner de la densité à un scénario mystérieux et captivant en faisant preuve
de générosité dans les défis. Vaste programme.

Mais à y regarder de plus près l’œuvre de Miyazaki et Martin
parait encore plus conséquente, tant pour les sources d’inspiration qu’elle
convoque que pour les thèmes ou les notions abordées dans le jeu. Après de
nombreuses recherches iconographiques, l’œuvre de FromSoftware se révèle surtout
plus dense que jamais esthétiquement, nourrie par de nombreuses références artistiques. Même
si certaines évoquées ici n’auraient pas exercé une stricte influence, il s’en
dégage quelque chose d’évident au regard de ce qui caractérise tout bonnement
une œuvre d’art. Elden Ring transpire en fait d’inspirations en tout
genre, tout comme un tableau émet ses propres références de l’endroit d’où il nous
parle. Pour mieux distinguer et comprendre les œuvres à l’œuvre dans Elden
Ring, rentrons quelque peu dans le détail par l’intermédiaire de ces deux questions :
Comment s’articule l’esthétique du jeu entre des éléments faisant partie
intégrante de son histoire et des œuvres appartenant au domaine de l’Histoire
de l’Art ? Puis dans un second temps : En quoi les thématiques de la dark
fantasy imprègnent-elles l’univers d’Elden Ring et renvoient à d’autres courants,
littéraires, picturaux ou cinématographiques ?

Parcourir les territoires de l’Entre-Terre, région où se
déroule l’action, suppose de traverser différents types de paysage. Tour à tour
luxuriants, arides, enneigés, inondés, dévastés, ils présentent autant de particularités
géographiques que de variations climatiques. Mais une constante se dégage après
quelques heures de traversée, c’est la désolation criante dans tous les
secteurs de la carte. Comme indices génériques croisés le long du chemin : les
ruines disséminées dans l’Entre-Terre. En effet le monde d’Elden Ring se
meurt, est en proie à la décrépitude et au malheur. Nul ne semble pouvoir le
sauver, si ce n’est, peut-être, notre héros, un "sans-éclat", dont
la tâche est de restaurer le cercle d’Elden.
Cette malédiction qui s’est abattue, laisse des traces, des
stigmates. Les plus visibles dans le paysage sont ces ruines. Supposant des
édifices religieux, des châteaux, des habitations, elles révèlent un lourd passé
dont la gloire a été consommée, rongée par le temps ou les guerres. Recouvertes
de végétation le plus souvent, baignées de lumière, s’offrant au voyageur
intrépide comme décor, nombreuses d’entre-elles ressemblent à des tableaux de
maitre. Particulièrement les paysages romantiques de Caspar David Friedrich,
montrant des ruines isolées dans une nature de plus en plus envahissante à la
manière des capriccio, type de représentation italienne s’opposant
aux vedute, se distinguant par des paysages combinant des
bâtiments, des ruines et autres éléments architecturaux de façon fictive et
souvent fantastique, si bien que celui-ci parait imaginaire.
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en haut, Ruines du monastère d'Eldena près de Greifswald, Caspar David Friedrich, huile sur toile, vers 1825 / en bas, ruine de l'Entre-Terre (Elden Ring)
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Paysage d'hiver avec église, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1811 / ruine de l'Entre-Terre (Elden Ring)
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Mais pour Friedrich il s’agit de tendre vers le sublime, de
représenter une nature grandiose, parfois dévastatrice, transcendant la
petitesse humaine, de montrer aussi l’état d’âme de l’artiste à travers la
représentation de la nature. « Le peintre ne doit pas peindre seulement
ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui »,
citation mettant en exergue le fait que les paysages de l’artiste comportent une
dimension spirituelle, empreints souvent de religiosité, mais surtout de
recueillement face à une nature toute puissante, véritable incarnation du divin
chez Friedrich (« Le divin est partout jusque dans un grain de
sable »). L’homme doit se perdre dans la contemplation de celle-ci,
méditer, faire le vide, pour tenter ainsi d’atteindre l’infini et se rapprocher
du divin.
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Ruines de l'abbaye d'Eldena dans les monts des Géants, Caspar David Friedrich, huile sur toile, vers 1834 / ruines de l'Entre-Terre (Elden Ring)
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Cimetière d'un cloître sous la neige, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1819 / vue du Royaume des Ombres (Elden Ring)
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Les paysages de l’Entre-terre sont eux aussi empreints de
sublime, c’est-à-dire grandioses mais aussi « propres à exciter les
idées de la douleur et du danger » pour reprendre les termes du
philosophe Edmund Burke. « Tout ce qui est en quelque sorte terrible
est source du sublime », sous-entendu les catastrophes humaines ou
naturelles suggérées par la présence de ruines, évoquent la présence d’un
danger consubstantiel à la nature, dans le cas présent, d’un danger consubstantiel au monde d’Elden, comme une menace
planante prête à s’abattre sur la tête de notre héros. En effet dans toute
l’Entre-terre, l’incarnation d’une force spirituelle est en train de mourir à
petit feu. Cette force c’est l’Arbre-Monde, un arbre de lumière corrompu, un
arbre sacré dont les racines sont en voie de putréfaction.
C’est la désolation partout et cela s’en ressent dans la
façon dont les paysages s’offrent au joueur. L’autre indicateur de cette
impression de décrépitude concerne les effets de lumière. D’abord la notion de
clair-obscur, que l’on retrouve dans l’opposition entre certaines zones
plongées dans l’obscurité (grotte, marécage, souterrain, égout, catacombe, la
cité de Raya Lucaria) et d’autres, généralement en hauteur, baignées de lumière
(La capitale Llendeyl, le portail divin d’Enir-Ilim, Elphael). Cette opposition
d’ambiance suit une certaine logique et correspond bien souvent à une
répartition verticale des zones géographiques. Plus on s’enfonce
dans les profondeurs, plus les zones se teintent de ténèbres. Plus on se
rapproche du ciel, plus elles s’en trouvent illuminées. Ce qui ne signifie pas
pour autant que les zones les plus élevées sont épargnées de la corruption et
du malheur. Cet aspect est particulièrement visible dans l’extension Shadow
of the Erdtree offrant une nouvelle carte toute en verticalité, où les
ombres et la lumière sont bien plus marquées que dans le jeu de base (en
exemple les portes divines d’Enir-Ilim opposées au presbytère de Midra, la Fissure
des Cercueils de Pierre versus les ruines supérieures de Rauh).
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Ombre et lumière dans Elden Ring, les portes divines d'Enir-Ilim dans la partie supérieure et le presbytère de Midra
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Éclairage au flambeau et porte en ogive de l'Académie de Raya Lucaria
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Mais la notion de clair-obscur se trouve aussi dans les
cycles jour-nuit. Véritable alternance de luminosité entre les différents
moments de la journée amenant les territoires à changer d’ambiance et d’aspect
selon les heures. Le soleil et la lune [surtout] jouent parfaitement leur rôle
de diffuseur de lumière, éclairant les reliefs, les constructions, la
végétation, permettant de transformer les couleurs et les ombres de sorte à
modifier la perception d’un lieu. D’autres sources d’éclairage savamment placées,
telle des percées ou des poches de lumière jaillissant de l’obscurité (lumière
des torches, des bougies, des sites de grâce) concourent également à
théâtraliser l’action, à lui donner plus d’ampleur, à mettre aussi en évidence
la volumétrie d’un espace tout comme on peut le constater dans les catacombes de Leyndell dont le level design est d'une rare complexité à l'identique des perspectives offrant une grande profondeur de champ des
gravures de Piranèse.
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en haut, les égoûts sous Leyndell, la capitale royale (Elden Ring) / en bas, estampe issue de la série Les Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi, gravure à l'eau-forte, vers 1750
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en haut, Homme et Femme contemplant la lune, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1824 / en bas, chevauchée un soir de pleine lune (carte du Royaume des Ombres, Elden Ring)
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Lumière du matin sur le plateau des ruines supérieures de Rauh (carte du Royaume des Ombres d'Elden Ring)
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à gauche illustration de Gustave Doré, Macbeth dans la grotte des sorcières, vers 1866-1870, techniques mixtes sur papier / à droite, Miquella se recueillant (Elden Ring)
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Par ces effets de lumière très théâtraux essentiellement
liés au clair-obscur, les espaces d’Elden Ring prennent une dimension
dramatique assez proche de la tragédie. Une tragédie se distinguant par la
gravité du langage employé tout du long et par la mise en scène d’un héros hors
du commun en proie à un destin exceptionnel mais malheureux (ici notre
personnage, appelé "sans-éclat", "tarnished" en
anglais, littéralement "terni" en français). Un héros maudit en quelque
sorte devant affronter une succession d’épreuves à la manière d’Ulysse dans l’Odyssée.
Le terme odyssée convient d’ailleurs bien à l’expérience de jeu
que propose Elden Ring, tant par le nombre de personnages
extraordinaires rencontrés, que par le fait de voyager de territoire en
territoire en étant mis à l’épreuve constamment. Ces aspects habituellement
caractéristiques des jeux d’aventure ou des rpg, mettent ici en rapport le récit vidéoludique avec la mythologie dans son ensemble. Notre héros est ainsi amené à croiser
des êtres légendaires durant son périple, à affronter des dieux, des
demi-dieux, avant d’accomplir sa tragique destinée.
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Messmer, boss demi-dieu de l'extension Shadow of the Erdtree
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Elden Ring s’appuie sur diverses mythologies pour
construire son récit. Mais celles qui semblent les plus porteuses et pertinentes
au regard de la thématique principale, celle du combat contre le mal,
correspondent à plusieurs épopées légendaires et mystiques, notamment celle de Saint Georges et le Dragon et celle
à dimension eschatologique de La Guerre des anges. Dans le jeu cette lutte contre le
mal se déclenche au moment de l’épisode funeste "La Nuit des Couteaux Noirs"
où les alliances volent en éclat pour laisser la place à des trahisons, des
actes de vengeance, des machinations. Le monde d’Elden plonge alors dans le
chaos. Charge à notre modeste sans-éclat de rétablir un nouvel ordre et de
purger le mal en suivant l’esprit de Melina, personnage divin salutaire,
véritable présence spirituelle et mystique, rappelant la figure symbolique de
l’ange gardien.
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Melina, guide mystérieuse d'Elden Ring
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A bien des égards le jeu déploie ainsi une forme de
religiosité au travers de cette thématique manichéenne axée autour de la foi,
de la dévotion, de la rédemption, du recueillement et de la grâce, notamment lors
de la rencontre avec Melina donnant les clefs pour restaurer le monde d’Elden
et faire naitre l’espoir d’un avenir meilleur. Comme lieu hautement
emblématique de cette quête salvatrice : les sites de grâce. Véritables
lieux sacrés et poches de lumière permettant le repos et le calme, mais aussi lieux
d’échanges propices aux confidences et instructions permettant de mener notre
quête à bien, ils parsèment l’Entre-Terre et le Royaume des Ombres formant une
vaste constellation de zones épargnées du malheur.
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Les sites de grâce, lieux de repos et de confidences
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Si les termes précités comportent une acception religieuse non
négligeable dans le jeu, mettant bien souvent en rapport une force supérieure
et un individu dévoué, c’est parce qu’ils prennent toute leur importance lors
des différentes rencontres. Que ce soit avec Melina, Ranni la sorcière, Blaidd
le semi-loup, Fia la compagne mortuaire, Jerren, Millicent ou Alexander le pot
géant, notre personnage est investi d’une quête dépassant son simple statut de
sans éclat. Il doit devenir le nouveau seigneur d’Elden et trouver sa propre
voie parmi toutes les causes qui s’offrent à lui, qu’elles soient vertueuses ou
funestes.
Par ailleurs la notion de grâce est très
présente dans Elden Ring. Dans le cas présent, elle peut désigner
un état ou une situation agréable et bénéfique héritée d’une force supérieure
bienveillante, mais recouvrir aussi une définition plus théologique, en tant
que don divin assurant l’individu d’une destinée surnaturelle l’aidant à
résister à la tentation de faire le mal. Dans le jeu le concept de grâce
est en effet de cette nature, celle-ci se matérialise concrètement en tant que
lueur dorée permettant d’apporter du confort et de faire passer le temps. Mais
elle est également présente symboliquement à travers des figures saintes ou maternelles,
à l’image de la reine Marika, déesse empyréenne, protectrice de l’Entre-Terre,
dont les traits font penser à ceux d’une Pietà dont on trouve plusieurs
statues à son effigie sur différents sites. La pose représentée, une femme bras
ouverts, buste vers l’avant, visage recueilli incliné vers le bas, rappelle
celle d’une madone ou d’une allégorie antique, telle la Victoire de
Samothrace ou la Pietà de Michel-Ange. Certains sites de grâce,
notamment dans l’extension, sont également accompagnés de symboles à
connotation religieuse installés à même le décor. Comme par exemple la croix de
Miquella, symbole éparpillé sur toute la carte du Royaume des Ombres, planté
dans le paysage tel un calvaire luminescent tout comme dans l’étonnante
peinture de Friedrich, Croix dans la forêt.
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à gauche, la croix de Miquella visible à plusieurs endroits de l'extension Shadow of the Erdtree / à droite, Croix dans la forêt, Caspar David Friedrich, 1806, huile sur toile
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en haut, statue de la reine Marika souveraine de l'Entre-Terre (Elden Ring) / en bas, la Pietà de Michel-Ange, sculpture en marbre, 1499
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Drapé et pose de la Victoire de Samothrace (marbre, vers 200-185 av. J.-C.), monument votif, tout comme la statue de la déesse Marika d'Elden Ring
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Les références mystiques sont innombrables dans Elden
Ring, qui plus est celles offrant recueillement ou bénédictions ou celles relatives
au renforcement de la force et du courage. Les flux émanant des sites de grâce
(appelés chemins de grâce) sont aussi là pour guider le joueur vers
l’accomplissement de sa destinée et faire progresser concrètement l’histoire.
Mais comme l’indique la présence de ruines et de zones plongées dans les
ténèbres, il y a un revers à la grâce. Cela commence avec le statut du
personnage qualifié de sans éclat, c’est-à-dire un exilé de
l’Entre-terre qui a perdu la grâce du Cercle, et qui doit retrouver toutes les
runes afin de le restaurer et devenir seigneur d’Elden. Notre héros n’a donc
pas la superbe d’un Link ou d’un Geralt de Riv, mais est plus proche de Wander (Shadow
of the Colossus) ou de Raziel (Soul Reaver), partageant notamment la
damnation et l’exil forcé. Ce revers se traduit visuellement par une esthétique
de la putréfaction, clairement visible sur les corps amoindris de certains
personnages et environnements en voie de pourrissement. Les êtres et la
géographie d’Elden Ring, suite à cette fameuse "Nuit des Couteaux Noirs",
sont en état de décomposition ou de dislocation. Malédiction et mort enserrent
le monde d’Elden. Comme exemples manifestes témoignant de cette
déréliction : le design de certains personnages et autres créatures du jeu. Citons
tout d’abord le corps fragmenté de Radagon dont la pose christique, les bras en
croix, rappellent la scène de la crucifixion, notamment celle du panneau principal
du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald mettant en avant les notions de
décomposition et de souffrance à travers le traitement des carnations et le
corps décharné du Christ dont on peut voir les signes de plusieurs affections
cutanées. Cet aspect de pourrissement donne l’impression qu’un mal se propage
ou que quelque chose contamine le vivant, particulièrement les figures divines
ou héroïques, altérant les corps, tombant en état de décomposition.
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Figure christique et corps en état de décomposition à la fois chez Matthias Grünewald, scène de la crucifixion du Retable d'Issenheim (entre 1512-1516, huile sur bois) et dans Elden Ring à travers le personnage de Radagon
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Sans doute
assez éloignées de cette idée, mais proches plastiquement, les sculptures inspirées
de personnages bibliques et mythologiques de Christophe Charbonnel laissant
apparaitre des crevasses, des trous béants parfois, telle Goliath, Ulysse ou
Persée, intégrant le non finito et le rapport entre vide et plein comme
esthétique. Cette décomposition des personnages d’Elden Ring est
également à l’œuvre chez Malenia et Ranni, dont les membres gangrénés ont été
soit rapiécés sommairement ou remplacés par des prothèses. Plus marquée encore,
la désagrégation de Godwyn, figure tragique de l’histoire d’Elden Ring
et ancien demi-dieu, première victime de la "Nuit des Couteaux Noirs"
dont les traits humains se sont liquéfiés et métamorphosés en chose monstrueuse
organique tout comme la créature visible sur la gypsographie de Pierre Roche
(estampe en relief) intitulée Le Cauchemar. Sans parler des paysages, pour
certains totalement infestés, recouverts d’un lichen putride, notamment la zone
de Caelid dont le bestiaire n’est pas non plus épargné. Bref un esprit de mort
rôde dans toute l’Entre-Terre et au Royaume des Ombres, offrant de nombreuses
visions d’horreur et macabres. Citons au passage le roi réprouvé Morgott et le
seigneur de la flamme exaltée Midra dont les corps squelettiques font penser à
ceux des transis, œuvre funéraire représentant la mort de façon réaliste par un
squelette ou un cadavre.
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à gauche, le Goliath en bronze au dos ouvert de Christophe Charbonnel (2016) et Radagon au corps fragmenté à droite
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en haut, le demi-dieu Godwyn après son assassinat (Elden Ring) / en bas, Le Cauchemar, Pierre Roche, estampe-gypsographie, 1894 |
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La zone écarlate de Caelid d'Elden Ring envahie par un parasite ressemblant à du lichen
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Le guerrier sans éclat et Ranni la sorcière au corps rapiécé
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Gypsographie de Pierre Roche à gauche, Chat Ecorché, 1895 et une créature de l'Entre-Terre à droite (Elden Ring)
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en haut, un volatile funéraire d'Elden Ring / en bas, les monstres du panneau montrant l'agression de saint Antoine, retable d'Issenheim, Matthias Grünewald
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Le corps décharné de Morgott à gauche (Elden Ring) et l'effigie funéraire de Catherine de Médicis, transi en marbre par le sculpteur Girolamo della Robbia, 1556
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Transi du chanoine Guillaume Lefranchois, réalisé en pierre noire de Tournai vers 1446 et dans la partie inférieure Midra seigneur de la flamme exaltée (Elden Ring)
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Ainsi dans cette grande fresque vidéoludique mêlant grâce et
putréfaction, bien et mal, vie et mort, il n’est pas rare de croiser des
constructions et des édifices relatifs au recueillement et à la prière, telle
des églises, des cathédrales, des mausolées, des tombes et tombeaux. L’art
funéraire occupe par ailleurs une place importante dans Elden Ring. De
nombreuses statues et gisants, à figure macabre ou angélique, véritables
évocations du désespoir ou de la perte, à l’identique de certaines sépultures que l’on peut observer dans les cimetières, font office de lieu de
méditation et de commémoration. Mais on trouve aussi de nombreux ornements
architecturaux et des sculptures variées aux fonctions autant symboliques que
décoratives, comme celles présentes à l’Arbre sacré de Miquella comparables aux effigies
ornant les portails des édifices gothiques rappelant des scènes religieuses ou
historiques ; telles les statues en ronde-bosse bordant le portail central de la
Cathédrale de Reims, ou bien celles en bas-relief du portail de Belurat d'aspect similaire aux statues du portail nord de l’église de Gisors, devenant ici presque
un motif. La référence à l’art gothique est finalement presque partout.
Gargouilles, arcs brisés, croisée d’ogives, arcs-boutants, clefs de voute,
dentelle de pierre, contreforts, nervures, les développeurs puisent à
l’évidence leurs inspirations des cathédrales européennes.
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en haut, effigie sépulcrale d'une femme en marbre sculpté (Victoria and Albert museum, vers 1500) / en bas, gisant au-dessus d'un tombeau (Elden Ring)
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La tombe des pourfendeurs de Géants (Elden Ring), en bas le mausolée de la comtesse Demidov au cimetière du Père-Lachaise
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à gauche statue de Miquella, à droite, la statue funéraire de Giuditta Varni du sculpteur italien Santo Varni (1875)
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en haut, les statues d'Elphael, corset de l'Arbre Sacré, en bas, figures saintes sculptées du portail ouest de la cathédrale de Reims (XIIIème s.)
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Ornements sculptés dans Elden Ring et encadrement du grand portail nord de l'abbaye bénédictine de Charlieu, motifs d'une grande finesse (XIIème s.)
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Cathédrale de Shadow of the Erdtree et arcs boutants du Dôme de Milan (XIVème s.)
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L’abondance de
détails architecturaux de ce style et les jeux d’éclairage divers et variés
profitent à l’atmosphère générale du jeu et modifient drastiquement la
perception de certains espaces, au point parfois d’avoir le sentiment d’être
dans un film expressionniste, à l’instar de Nosferatu le vampire de
Murnau dont nous parlerons plus loin. Mais en élargissant le champ
d’investigation des inspirations architecturales, on y trouve aussi d’autres
influences artistiques, notamment l’art roman (dépouillement de certains
édifices religieux, les gisants), l’art antique (nombreux temples et
colonnades), l’art nouveau (esthétique des lignes courbes dans certaines
architectures mettant en avant des motifs floraux, évocation de l’architecture
elfique du Seigneur des Anneaux dans la zone de l’Arbre Sacré), le
symbolisme (la figure des damnés notamment, l’évocation du tourment, de la
tragédie, à travers les effigies squelettiques du portail divin au sommet de la
zone d’Enir-Ilim que l’on peut aisément rapprocher des groupes tourmentés de La
Porte de l’Enfer de Rodin).
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Détail de la porte divine d'Enir-Ilim d'Elden Ring et détail de La Porte de l'Enfer de Rodin (vers 1888)
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en haut, porte principale de Belurat, Colonie de la Tour, nouvelle zone de l'extension / au milieu à droite, portail nord de l'église de Gisors par le sculpteur Jean Goujon, en bas, détail de la porte du Dôme de Milan |
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L'architecture gothique omniprésente dans Elden Ring, en bas, façade sud de l'église Notre-Dame de Louviers (XIIIème s.)
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A bien des égards Elden Ring déborde de références en
tout genre. Si sa direction artistique a été autant appréciée c’est sans doute
en grande partie pour cet attrait. Mais aussi pour sa capacité en surenchérir,
à aller plus loin que l’attendu. Où habituellement les jeux actuels se
cloisonnent dans un même registre esthétique, dans une même tendance, prennent
soin de ne pas perturber le joueur avec des variations trop notables, trop
disruptives, en restant dans le droit chemin en fin de compte, Elden Ring
ose les mélanges, l’hybridation parfois, les croisements, l’excentricité,
puisent son inspiration de tous les arts, s’adresse aux propres références du
joueur, béotien ou non, pour stimuler son imaginaire et son intellect. En fait Elden
Ring est un immense pont tendu vers l’art en général à égalité avec l'expérience de jeu. Cela suffit à en faire un jeu d’exception, et le place très haut
dans la généalogie des hits vidéoludiques. Par sa profusion de détails incluant
tous les plans de l’espace et sa thématique tragique c’est une aussi une œuvre
expressive, bien plus organique qu’elle n’y parait de prime abord.

Après cette première partie consacrée à l’esthétique du jeu,
nous voici arrivés au second temps de la réflexion consacré aux thématiques
associées au genre du jeu, à savoir la dark fantasy, et à ses ramifications
supposées vers d’autres courants artistiques. Tentons simplement de répondre dans
cette dernière partie à ces trois questions : quels sont les codes de la dark
fantasy ? En quoi ceux-ci sont-ils à l’œuvre dans Elden Ring ? Et
quels liens existent-ils, quelles connexions peuvent-être faites avec certains
courants littéraires, picturaux et cinématographiques ?
Le foisonnement d’Elden Ring ne se résume pas
seulement à son aspect visuel, son esthétique contrastée, ses environnements
aux allures de tableaux de maitre, mais passe aussi par un travail en
profondeur de son véritable sujet : la déliquescence d’un monde. Il
convient ici de rappeler que les thèmes abordés dans Elden Ring (la
mort, l’horreur, la mélancolie, la tragédie) sont significatifs des
caractéristiques de la dark fantasy en tant que sous-genre enténébré de la fantasy,
dont les œuvres présentent bien souvent une ambiance très sombre proche de
l’apocalypse. Aussi appelée "fantaisie noire" ou "fantastique
noir", les univers de la dark fantasy contiennent une frontière poreuse
entre le bien et le mal (ce qui les distinguent de l’héroic fantasy), où l’un
prend le dessus sur l’autre, laissant un monde en proie au délabrement. Les
personnages appartenant à ces histoires sont souvent fatigués des épreuves
subies, fragilisés par le désespoir, la folie ou la tristesse. Ils peuvent être
confrontés à des dilemmes moraux voire être moralement ambigus, ressentir un
vague à l’âme permanent, compliquant encore davantage leur quête, prenant bien
souvent une tournure épique et tragique.
On considère aussi la dark fantasy comme proche de l’horreur
ou comme sa variante, qualifiée d’"horreur surnaturelle", désignant
les histoires sur des créatures maléfiques (souvent des vampires, des
sorciers/sorcières, des loups-garous). Aspect sur lequel Elden Ring
n’est pas avare, proposant un bestiaire influencé par les mythes antiques
(chimères, griffons, cerbères, géants) et les légendes médiévales (poème de
Beowulf, légende arthurienne, dragons, fées et sorcières) jusqu’à Lovecraft (le
mythe de Cthulhu).
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Illustration par Henry J. Ford du conte de Beowulf, La Mère de Grendel traîne Beowulf au fond du lac, dans The Red Book of Animal Stories d'Andrew Lang (1899) |
Enfin la dernière composante de la dark fantasy est une
conséquence des caractéristiques précitées. Par son côté noir, violent, glauque
par moment, les œuvres du genre évoluent dans un contexte psychologiquement
oppressant pour le lecteur-joueur ou les personnages. Le ton est ainsi plus
réaliste et dur et se démarque nettement du merveilleux héroïque, d’une fantasy
plus optimiste et manichéenne en somme, à l’instar de Conan le Barbare ou
du Seigneur des Anneaux (genre aussi appelé en anglais "Sword and
Sorcery") avec lequel Elden Ring partage pourtant de nombreuses
ressemblances et affinités, notamment son aspect magique et héroïque.
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Couvertures de l'adaptation en manga d'Elden Ring et du magazine américain "Weird Tales" appartenant principalement au genre du fantastique et de la fantasy
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Sans prendre trop de risque, citons tout de même au passage quelques
œuvres pouvant être affiliées à la dark fantasy : Berserk, Le
Labyrinthe de Pan, Legacy of Kain, The Northman, Chroniques
de la lune noire, Taram et le chaudron magique. Certaines autres œuvres présentent
également des caractéristiques similaires mais du fait de la place qu’occupent
certains aspects, venant bien souvent contrarier ou brouiller la définition
traditionnelle, restent à la lisière de la fantaisie noire comme Willow,
Dark Crystal, The Witch, L’Histoire sans fin, Legend,
La Forteresse noire.
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Univers dark fantasy, de haut en bas et de gauche à droite, Legacy of Kain, Berserk, Le Labyrinthe de Pan, Taram et le chaudron magique, The Northman, Chronique de la lune noire
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Pour résumer, Elden Ring tient ainsi sa place parmi
les œuvres de la dark fantasy grâce à sa dimension épique, surnaturelle et
tragique. Voyons maintenant comment et dans quelle mesure chacune de ces
caractéristiques fait sens par rapport à l’univers du jeu.
Comme démontré précédemment, la comparaison avec les mythes est adéquate. Notre héros, assimilable aux héros grecs, est amené à réaliser bon
nombre d’exploits pour triompher de sa quête. Tel Ulysse dans l’Odyssée,
il est ce voyageur courageux prêt à tout traverser, à tout affronter. La série
d’épreuves qui l’attende, son long périple, le place dès lors dans un récit qui
s’apparente à une épopée.
Tenant son origine des poèmes épiques, dont le plus ancien
est celui sur Gilgamesh (XVIIIème s. av. J.-C.), le terme épopée désigne un
long poème narratif relatant de faits héroïques ayant un impact historique ou
légendaire fort. Dans Elden Ring, tous les indices sont réunis pour mettre
en évidence ce rapport à l’épique : une mise à l’épreuve par une entité
supérieure, la figure du héros, la monumentalité des territoires annonçant un
long voyage, la difficulté des combats et leurs chorégraphies endiablées, la
musique, les actions héroïques réduites à des sentiments clairs (bravoure,
violence, ruse, foi religieuse ou conjugale). En outre les motifs récurrents faisant
référence aux poèmes épiques se trouvent également dans le jeu : Le cano
(formule introductive comparable ici à la voix-off de la cinématique d’intro), l’invocation
à la muse (aide d’une divinité supérieure telle Melina), la descente aux
enfers (via un cercueil de pierre pour accéder au Lac putréfié ou aux Profondeurs de Fonderacine),
ne manque que le voyage en mer (tout de même bien présente autour de
l’Entre-Terre et du Royaume des Ombres). Tous ces aspects contribuent à donner
une épaisseur extraordinaire à l’action et au récit, tel un voyage grandiose.

Mais cette caractéristique souvent rattachée à la dark
fantasy s’accompagne d’une dimension surnaturelle, aussi présente dans le
registre littéraire merveilleux, en tant qu’ensemble de phénomènes inexplicables
de façon rationnelle ou bien réputés provenir d’une source divine. On peut
associer à cette définition la dose très importante de magie, de phénomènes
extraordinaires, de créatures fantastiques, que l’on croise ou que l’on obtient
tout au long du jeu. De nature céleste, divine, élémentaire ou démoniaque, la
magie est omniprésente dans Elden Ring. Au travers des différentes
rencontres ou explorations, celle-ci se présente sous forme de sorts, d’invocations,
de bénédictions, de miracles, de malédictions, de visions, de prophéties,
d’armes spéciales, et il y a autant de pouvoirs magiques qu’il y a de personnages
les maitrisant. Un des lieux hautement emblématiques de l’enseignement de la
magie est l’Académie de Raya Lucaria, sorte de Poudlard en version ténébreuse, dirigée par la sorcière de la pleine lune Rennala. A l’image de l’altération de
l’Entre-Terre du fait de l’éclatement du cercle d’Elden et de l’appropriation
non légitime de ses éclats par les descendants de Marika (déesse mère du monde
d’Elden), la pratique de la magie se trouve elle aussi corrompue, infligeant
des mutations et des destructions en tout genre. S’opposent dès lors sorciers
et sorcières (Ranni, Seluvis, Sellen), chasseurs (Jerenn, Varre), guerriers
(Blaidd, Leda, Ansbach, Freyja), esprits légendaires (Loretta, Tiche),
fantômes, demi-dieux et déesses (Miquella, Malenia, Radahn), dragons, mages, autant
d’êtres mystiques en recherche de pouvoirs que de sorts invoqués.
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La dirigeante de l'Académie de Raya Lucaria, la sorcière Rennala
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Le surnaturel dans Elden Ring occupe ainsi une place
de choix au côté de l’épique, ce qui renforce le cadre et la profondeur du
récit. Mais s’ajoute à cela un troisième ingrédient, non des moindres,
transformant l’expérience de jeu, déjà spectaculaire, en sombre drame narratif,
donnant sa coloration noire à la fantasy : la tragédie.
Traditionnellement la tragédie se définit comme un événement
ou un enchainement d’événements terribles, funestes, dont l’issue est fatale. La
gravité du langage employé est de mise et les actions décrites mènent généralement
un ou plusieurs de ses personnages à une issue désastreuse. Souvent synonyme de
catastrophe, de coup du sort, la tragédie marque au fer rouge l’univers d’Elden
Ring. En plus de la malédiction qui s’abat sur certaines zones de
l’Entre-terre, de nombreux personnages sont en proie au malheur, précisément à la
corruption et la putréfaction. En littérature la tragédie a comme thèmes
récurrents, l’héroïsme, l’honneur et la vengeance, l’amour et la fatalité. Des
thèmes imprégnant aussi le monde d’Elden à travers l’histoire de certains personnages.
Cette assertion se vérifie avec celle du demi-dieu Godwyn sauvagement assassiné,
le sacrifice de Melina, l’affliction sans retour dont souffre Milicent, la
malédiction de Malenia, la fin de Ranni, la folie de Blaidd. Ceux-ci sont ainsi
voués à un dénouement malheureux, condamnés par le destin à vivre une fin
tragique (mort ou suicide d'un ou de plusieurs personnages), y compris le héros
selon les choix effectués. Tristesse, mélancolie et désespoir façonnent le
récit d’un monde en décrépitude avoisinant bien souvent les tragédies grecques
et shakespeariennes (Hamlet, Mac Beth, Œdipe roi, Antigone,
Orphée). D’ailleurs s’il y avait un motif récurrent ou un leitmotiv à désigner dans Elden Ring, ce serait sans doute celui de la Mort, palme
du sombre s’affichant dans les moindres recoins de la carte. La dernière
extension se déroulant au Royaume des ombres illustre bien cette affirmation,
où nous sommes accueillis par un arbre gigantesque dévoré par les ténèbres et
une nuée de stèles fantomatiques s’étirant à perte de vue. Mais on pourrait
aussi citer les nombreuses effigies mortuaires parsemant l’Entre-terre, les
lieux de sépulture, indices du malheur et du cauchemar qui s’y déroule. Bref, la
noirceur d’Elden Ring ne fait pas de doute tant elle est caractéristique
d’une fantasy macabre et tragique.
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Antigone devant le corps de Polynice, Nikifóros Lýtras, huile sur toile, 1865
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Cette atmosphère funeste de grande ampleur trouve ses
inspirations ou ses influences à travers plusieurs courants et œuvres,
notamment chez les peintres du romantisme noir tels William Blake et Johann
Heinrich Füssli dont les représentations mystiques et obscures, à l’image de La Mise au tombeau et Le Silence, semblent trouver écho dans la statuaire du jeu,
notamment autour de l’évocation du deuil. Dans ces deux représentations, les expressions
tombent dans le désarroi et ne laissent autour d’elles que le silence du recueillement
ou du désespoir.
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à gauche, Le Silence, Johann Heinrich Füssli, huile sur toile, vers 1800 et à droite, La Mise au tombeau, William Blake, aquarelle, 1800
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Lors d’un entretien donné au journal Le Monde, Hidetaka
Miyazaki n’hésita pas à citer ses sources d’inspiration. Parmi elles : les
livres dont vous êtes le héros, Le Seigneur des Anneaux, Donjons
et Dragons, l’architecture renaissante et gothique. Mais on peut y associer
d'autres références artistiques tant le jeu est d’une densité colossale en
terme visuel et symbolique, si bien qu'il est assez aisé d'établir de nombreux
autres parallèles. Ainsi les encres de Victor Hugo apparaissent fortuitement comme de
surprenants doubles iconographiques de certaines zones du jeu. Il suffit par
exemple d’observer l’atmosphère des lavis à la plume de l’écrivain-dessinateur
apposé au bastion de Messmer ou aux environs de l’arbre occulte pour se rendre
compte de nombreuses similitudes plastiques : trouée de lumière, violence
des contrastes, horizon masqué par l’obscurité, silhouettes émergeant du
lointain, tout un vocabulaire plastique en adéquation avec l’idée d’un monde en
perdition figé dans une atmosphère lugubre et tourmentée. A noter que cette activité graphique menée en parallèle de son travail d'écrivain, prit une teinte plus sombre à partir des années 1840, moment de révélation du Rhin mais aussi de la mort tragique de sa fille Léopoldine, accentuant en lui le goût du fantastique et des ténèbres.
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Les encres ténébreuses de Victor Hugo, plume et lavis d'encre brune, frottis de fusain sur papier à dessin. Château dans les arbres (1850), Souvenir d'un burg des Vosges (1857)
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Vision de Notre-Dame, Victor Hugo, encre brune et lavis. Cathédrales et châteaux forts décors privilégiés des œuvres romantiques
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Mais on pourrait aussi associer à la dimension tragique d'Elden Ring le cinéma expressionniste,
tant pour le rapport au gothique, aux ombres, au goût du sombre, que pour la
déformation de la réalité et les visions angoissantes chères au genre.
L’exemple de Nosferatu le vampire de Wilhelm Murnau est édifiant, pilier
du cinéma muet allemand des années 20, le film plonge le spectateur dans une
ambiance macabre, oscillant entre horreur et fantastique, conférant au
symbolisme grâce à la démesure des décors, des jeux de lumières, des costumes
et de l’interprétation des personnages. Des éléments caractéristiques des codes expressionnistes aspirant
à montrer une optique déformée de la réalité tout comme le voile sombre tombant
sur le Royaume des Ombres depuis la cime de l’arbre occulte faisant figure de
linceul monumental.
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Photogrammes de Nosferatu le vampire, Wilhelm Friedrich Murnau, 1922 |
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Le personnage d'Elen de Nosferatu le vampire, Murnau, 1922
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Métaphore funeste : le voile sombre tombant sur le Royaume des Ombres
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Dimension symbolique que l’on retrouve chez les peintres
symbolistes tels Arnold Böcklin et Odilon Redon, attirés par les thèmes du
pessimisme, du rêve, de l’ésotérisme et d’une atmosphère générale de
mélancolie. En amont de ce courant artistique européen de la fin du XIXème
siècle, le romantisme noir ou la face sombre du romantisme, dont les
caractéristiques puisent leurs sources dans le roman gothique, inspiré par
Edgar Allan Poe, Mary Shelley, John Milton, Ann Radcliffe, démontrant une
fascination pour la mélancolie, la folie, le crime, les atmosphères macabres et
angoissantes, marquées par la présence de fantômes, de vampires, de créatures
surnaturelles. Thèmes que l’on retrouve dans les aquarelles de William Blake, telles
Le Grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de Soleil ou Le Cercle de la
Luxure, œuvres mystiques au style halluciné inspirées de l’Apocalypse et
de l’Enfer de Dante, montrant la dualité entre lumières et ténèbres.
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Le Grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de Soleil, William Blake, aquarelle, vers 1805
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Le Cercle de la Luxure, William Blake, encre et aquarelle, 1824-1827
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en haut, Fia la compagne mortuaire d'Elden Ring, en bas détail de l’œuvre : La Mort : "C'est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-nous !", Odilon Redon, lithographie, planche 20
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à gauche, la zone de Nokstella d'Elden Ring et à droite, La Peste par Arnold Böcklin, tempera sur bois, 1898
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Comme analysé précédemment cette notion de dualité est
omniprésente dans Elden Ring, notamment par l’opposition permanente entre
les concepts de grâce et de malédiction. Rien qu'à l'oreille le terme "Elden", contraction phonétique supposée des termes anglais "hell"
et "eden" (enfer et paradis), parait faire cohabiter l’idée du mal et du bien, de
vie et de mort. Mot hybride, monde hybride.
Mais l’œuvre du domaine de l’histoire de l’art qui a sans
doute le plus d’affinité avec le jeu est celle d’Albrecht Dürer intitulée Le
Chevalier, la Mort et le Diable. Exécutée en pleine renaissance allemande,
cette gravure fut au cours du temps sujette à de nombreuses analyses et
interprétations, parmi les plus célèbres celle de Friedrich Nietzsche faisant
référence à l’œuvre dans sa théorie dramatique La Naissance de la tragédie
en 1872 : « […] Nous cherchons en vain à découvrir une seule racine ayant poussé des branches vigoureuses, un coin de terre fertile et
saine : nous ne voyons partout que sable ou poussière, léthargie ou
consomption. Un esprit qui se sent ici isolé, désespérément
solitaire, ne se saurait choisir de meilleur symbole que le Chevalier
accompagné de la Mort et du Diable, tel que nous l’a dessiné Dürer, le
Chevalier couvert de son armure, à l’œil dur, au regard assuré, qui, seul avec
son cheval et son chien, poursuit impassiblement son chemin d’épouvante, sans
souci de ses horribles compagnons et pourtant sans espoir. ».
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Le
Chevalier, la Mort et le Diable, Albrecht Dürer, gravure sur cuivre, 1513
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Présentant trois personnages au premier-plan (un chevalier
en armure, la mort tenant un sablier et un diable à tête de chèvre) dans un
décor à flanc de falaise surplombé d’une ville fortifiée, probablement la
Nuremberg de l’époque, cette représentation réunit en une image toutes les
thématiques d’Elden Ring : la bravoure, la foi, la mort, la solitude et la
tentation du mal. En effet le chevalier, ou reître selon les interprétations,
semble ne pas donner le change à la figure squelettique et au diable juste
derrière lui, il les ignore purement. Tandis que les deux autres tentent
d’attirer son attention, de le distraire, en montrant le sablier (ici symbole
d’éphémère) ou en faisant mine de l’attraper (la griffe du diable). L’analogie
fait sens avec la symbolique religieuse entremêlant protection divine et tentation
du mal, notions sous-jacentes dans l’œuvre de Dürer (d’autant qu’elle s’inspire
directement d’un psaume hébraïque : « Bien que je marche dans la vallée
de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal »), notions aussi
présentes dans l’œuvre de Martin et Miyazaki, introduisant le personnage
central en tant que héros dévoué en proie à la corruption, prêt à affronter
tous les drames. Chez Dürer c’est la foi chrétienne qui guide le chevalier, qui
l’empêche de se détourner de son chemin, de son noble but, tout comme chez
Miyazaki c’est la foi en la grâce qui guide le héros, qui lui permet d’avancer noblement
depuis sa première rencontre avec Melina. Il y a donc une alliance de taille
entre la gravure renaissante et l’œuvre vidéoludique, une alliance réunissant les
deux types de représentation autour des thèmes centraux du bien et du mal, mais
aussi de la foi et du courage, laissant présager, aussi bien chez Dürer que
chez les concepteurs d’Elden Ring, d’un long chemin parsemé d’embûches et
de morts.
Si la teinte dominante d’Elden Ring parait évidente,
celle de la dark fantasy, ayant pour source principale le roman gothique et les
mythes issus de différentes civilisations, elle remue néanmoins tous ses codes
au point parfois de les déborder. Notamment vers le surréalisme ou le registre merveilleux dont
la forme la plus populaire est le conte de fée, en faisant la place à des
personnages de roi, de reine, de prince, de dragon et en mettant en fonction
des objets magiques dans un but initiatique. Démontrant par ce biais une
certaine porosité entre fantasy et merveilleux, l’univers d’Elden Ring n’aspire
pas nécessairement à rester dans le giron de la dark fantasy, mais tente plutôt
de la réinventer en faisant feu de tout bois. Visant une forme de dépassement à
la fois esthétique et thématique, le souci des développeurs de FromSoftware fut
sans doute de parvenir à un équilibre de toutes leurs influences, de réussir à
façonner et harmoniser un monde à la mesure de son hybridité.
Ainsi tout au long de cet article fleuve nous avons tenté de
voir en quoi les visuels et les motifs du jeu entraient en correspondance avec
des œuvres romantiques, gothiques, expressionnistes et symbolistes. Partant
d’un intérêt pour le film The Northman de Robert Eggers, engagé dans de
sombres récits depuis The Witch, en passant par The Lighthouse jusqu’au prochain Nosferatu, j’ai tenté de faire émerger le foisonnement et la
densité de références artistiques s’illustrant dans le monde d’Elden. Par sa
propension à stimuler l’imaginaire en osant les croisements les plus incongrus,
le jeu de FromSoftware est impressionnant. Si bien qu’il est difficile de
passer à côté, de ne pas voir la richesse et la profondeur d’une telle traversée
vidéoludique sans précédent à mon humble avis depuis Shadow of the Colossus et Zelda : Breath of the Wild.
A découvrir l’ampleur des histoires autour des personnages,
du bestiaire et des lieux, le secret d’un grand jeu n’est-il pas justement
d’apporter de la cohérence dans un fourmillement d’idées hétéroclites ? C’est
peut-être à cela que tient la réussite d’Elden Ring, réunir dans un
souffle épique et tragique l’essence de nombreuses références du monde de l’art
tout en faisant naitre le plaisir de l’exploration et de la narration.
Images du jeu : Elden Ring & Elden Ring : Shadow of the Erdtree, Hidetaka Miyazaki, FromSoftware, 2022-2024
Bravo pour cet article, j'aime beaucoup les références artistiques.
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