De Fureur et de Grâce

Au départ cet article devait s’intéresser principalement au film The Northman de Robert Eggers (sorti en 2022) et être mis en parallèle avec le jeu vidéo Elden Ring. Mais le temps passa et je m’aperçus qu’il y avait beaucoup plus à dire au sujet d’Elden Ring que de The Northman, surtout depuis la récente sortie de l’extension Shadow of the Erdtree. De par sa direction artistique et sa profondeur, pour ne pas dire sa diégèse, il me parut évident et essentiel de laisser bien plus de place à un jeu qui, par sa capacité à rendre son univers captivant, inventif et immersif, se démarque amplement des productions actuelles. Voici donc un large article sur l’œuvre en question, jeu foisonnant, jeu pilier, non sans lien à quelques moments avec son presque double cinématographique The Northman. Bonne lecture.

Yggdrasil et Valkyrie dans The Northman, Robert Eggers, 2022

Dans le panorama de l’industrie vidéoludique se dressent parfois des titres d’envergure d’une étonnante singularité. Parmi eux Elden Ring, jeu sorti en 2022 développé par le studio FromSoftware, conçu par Hidetaka Miyazaki et George R.R Martin, créateur de Game of Thrones. Appartenant à la série des Souls (suite de jeux estampillés FromSoftware depuis 2009 avec la sortie de Demon’s Souls premier du nom), Elden Ring tient sa septième place dans le rang des "Souls-like". Genre désignant désormais des jeux réputés pour leur difficulté élevée et leurs univers sombres essentiellement tournés autour de la dark fantasy. Appellation de circonstance sans doute éphémère, car sans concurrence dans le domaine actuellement, un peu comme le fut pendant un moment l’expression "Doom-like" désignant tous les jeux de tirs en vue subjective avant de prendre le nom plus sobre et généraliste de fps (first-person shooter / jeu de tir à la première personne). Ainsi pour les joueurs les titres du studio FromSoftware se démarquent assez nettement des productions vidéoludiques formatées et accessibles, mais offrent plutôt une expérience de jeu exigeante et impactante visuellement. Pour preuve la dernière extension d’Elden Ring: Shadow of the Erdtree sortie fin juin de cette année, plonge le joueur, la joueuse, dans un nouveau monde, le Royaume des Ombres où se déroule une aventure pleine de défis coriaces. Ayant déjà reçu la distinction "Game of the Year" en 2022, Elden Ring: SotE renouvelle ici ses qualités et même les dépasse. Compte tenu de sa direction artistique et de son univers d’une rare densité, il ne serait d’ailleurs pas étonnant qu’Elden Ring remporte à nouveau le titre de GOTY cette année bien qu’hors catégorie. Mais l’objet de cet article n’est pas tant de trouver des arguments pour militer en sa faveur et l’encenser, que de sonder, d’analyser, cette nouvelle pièce charnière du jeu vidéo, et peut-être de mieux comprendre ses rouages, ce sur quoi repose son intérêt, de mieux définir aussi ce qui retient et émerveille dans le cas présent.

Les prédécesseurs d’Elden Ring ont largement influencé son lore et son système de jeu (Sekiro, Dark Souls, Bloodborn, etc…), mais il y a un aspect qui jusqu’ici n’avait pas été abordé par ses pairs, ou en tout cas partiellement, c’est le concept de monde ouvert. Ainsi Elden Ring est le premier des Souls à ouvrir en grand les différentes zones géographiques de son univers pour le plaisir de l’exploration. S’aventurer librement sur la carte devient enfin possible, à l’instar de Zelda Breath of The Wild ou Shadow of the Colossus, deux références majeures du jeu vidéo partageant en partie le même ADN qu’Elden Ring. Chaque site, château, montagne, forêt, lac, perçu au loin est donc potentiellement accessible en empruntant l’itinéraire de son choix. Libre au joueur de choisir où il veut aller. A l’aide de Torrent, destrier spectral, nous sommes ainsi amenés à explorer, à parcourir de long en large le vaste monde d’Elden et ses recoins, sans être gênés par la présence de marqueurs de quête ou d’aides de jeu comme on en trouve traditionnellement dans les open world (The Witcher 3, Skyrim, Horizon Zero Dawn, parmi les plus connus).

La géographie de l'Entre-Terre, vaste monde d'Elden Ring

Premier constat : le sentiment de liberté dû à la volonté du studio de ne pas téléguider le joueur dans son exploration est réellement bénéfique à l’immersion. On se plait ainsi à fouiller les différents lieux traversés, à chercher l’item rare, sans forcément avoir une feuille de route, pour le pur plaisir de la découverte mais aussi à s’arrêter à certains endroits pour apprécier les somptueux paysages enténébrés du monde d’Elden. Une grotte, une mine, un château, des terres enneigées, un temple en sous-sol, peuvent transformer l’expérience de jeu en véritable promenade contemplative. Une beauté graphique affirmée par la diversité des zones explorables et le minutieux travail de conception des développeurs, notamment autour des sources de lumière et du relief paysager sur lesquels nous reviendrons plus tard. Cette première impression n’agit pas simplement au niveau esthétique mais aussi au niveau scénaristique. Le joueur prend acte de la profondeur du monde d’Elden pas seulement en traversant son immense carte mais en découvrant aussi son histoire à travers une vaste généalogie de personnages au design tous très soignés. Ajouter à cela, un bestiaire à la hauteur des enjeux et une difficulté savamment dosée. Si l’on peut résumer la chose ainsi, Elden Ring marque un tournant dans l’industrie vidéoludique pour sa plasticité, pour sa capacité à stimuler l’imaginaire du joueur, son sens de l’exploration, mais aussi pour sa capacité à donner de la densité à un scénario mystérieux et captivant en faisant preuve de générosité dans les défis. Vaste programme.

Mais à y regarder de plus près l’œuvre de Miyazaki et Martin parait encore plus conséquente, tant pour les sources d’inspiration qu’elle convoque que pour les thèmes ou les notions abordées dans le jeu. Après de nombreuses recherches iconographiques, l’œuvre de FromSoftware se révèle surtout plus dense que jamais esthétiquement, nourrie par de nombreuses références artistiques. Même si certaines évoquées ici n’auraient pas exercé une stricte influence, il s’en dégage quelque chose d’évident au regard de ce qui caractérise tout bonnement une œuvre d’art. Elden Ring transpire en fait d’inspirations en tout genre, tout comme un tableau émet ses propres références de l’endroit d’où il nous parle. Pour mieux distinguer et comprendre les œuvres à l’œuvre dans Elden Ring, rentrons quelque peu dans le détail par l’intermédiaire de ces deux questions : Comment s’articule l’esthétique du jeu entre des éléments faisant partie intégrante de son histoire et des œuvres appartenant au domaine de l’Histoire de l’Art ? Puis dans un second temps : En quoi les thématiques de la dark fantasy imprègnent-elles l’univers d’Elden Ring et renvoient à d’autres courants, littéraires, picturaux ou cinématographiques ?

Parcourir les territoires de l’Entre-Terre, région où se déroule l’action, suppose de traverser différents types de paysage. Tour à tour luxuriants, arides, enneigés, inondés, dévastés, ils présentent autant de particularités géographiques que de variations climatiques. Mais une constante se dégage après quelques heures de traversée, c’est la désolation criante dans tous les secteurs de la carte. Comme indices génériques croisés le long du chemin : les ruines disséminées dans l’Entre-Terre. En effet le monde d’Elden Ring se meurt, est en proie à la décrépitude et au malheur. Nul ne semble pouvoir le sauver, si ce n’est, peut-être, notre héros, un "sans-éclat", dont la tâche est de restaurer le cercle d’Elden.

Cette malédiction qui s’est abattue, laisse des traces, des stigmates. Les plus visibles dans le paysage sont ces ruines. Supposant des édifices religieux, des châteaux, des habitations, elles révèlent un lourd passé dont la gloire a été consommée, rongée par le temps ou les guerres. Recouvertes de végétation le plus souvent, baignées de lumière, s’offrant au voyageur intrépide comme décor, nombreuses d’entre-elles ressemblent à des tableaux de maitre. Particulièrement les paysages romantiques de Caspar David Friedrich, montrant des ruines isolées dans une nature de plus en plus envahissante à la manière des capriccio, type de représentation italienne s’opposant aux vedute, se distinguant par des paysages combinant des bâtiments, des ruines et autres éléments architecturaux de façon fictive et souvent fantastique, si bien que celui-ci parait imaginaire.

en haut, Ruines du monastère d'Eldena près de Greifswald, Caspar David Friedrich, huile sur toile, vers 1825 / en bas, ruine de l'Entre-Terre (Elden Ring)

Paysage d'hiver avec église, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1811 / ruine de l'Entre-Terre (Elden Ring)

Mais pour Friedrich il s’agit de tendre vers le sublime, de représenter une nature grandiose, parfois dévastatrice, transcendant la petitesse humaine, de montrer aussi l’état d’âme de l’artiste à travers la représentation de la nature. « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui », citation mettant en exergue le fait que les paysages de l’artiste comportent une dimension spirituelle, empreints souvent de religiosité, mais surtout de recueillement face à une nature toute puissante, véritable incarnation du divin chez Friedrich (« Le divin est partout jusque dans un grain de sable »). L’homme doit se perdre dans la contemplation de celle-ci, méditer, faire le vide, pour tenter ainsi d’atteindre l’infini et se rapprocher du divin.

Ruines de l'abbaye d'Eldena dans les monts des Géants, Caspar David Friedrich, huile sur toile, vers 1834 / ruines de l'Entre-Terre (Elden Ring)

Cimetière d'un cloître sous la neige, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1819 / vue du Royaume des Ombres (Elden Ring)

Les paysages de l’Entre-terre sont eux aussi empreints de sublime, c’est-à-dire grandioses mais aussi « propres à exciter les idées de la douleur et du danger » pour reprendre les termes du philosophe Edmund Burke. « Tout ce qui est en quelque sorte terrible est source du sublime », sous-entendu les catastrophes humaines ou naturelles suggérées par la présence de ruines, évoquent la présence d’un danger consubstantiel à la nature, dans le cas présent, d’un danger consubstantiel au monde d’Elden, comme une menace planante prête à s’abattre sur la tête de notre héros. En effet dans toute l’Entre-terre, l’incarnation d’une force spirituelle est en train de mourir à petit feu. Cette force c’est l’Arbre-Monde, un arbre de lumière corrompu, un arbre sacré dont les racines sont en voie de putréfaction.

C’est la désolation partout et cela s’en ressent dans la façon dont les paysages s’offrent au joueur. L’autre indicateur de cette impression de décrépitude concerne les effets de lumière. D’abord la notion de clair-obscur, que l’on retrouve dans l’opposition entre certaines zones plongées dans l’obscurité (grotte, marécage, souterrain, égout, catacombe, la cité de Raya Lucaria) et d’autres, généralement en hauteur, baignées de lumière (La capitale Llendeyl, le portail divin d’Enir-Ilim, Elphael). Cette opposition d’ambiance suit une certaine logique et correspond bien souvent à une répartition verticale des zones géographiques. Plus on s’enfonce dans les profondeurs, plus les zones se teintent de ténèbres. Plus on se rapproche du ciel, plus elles s’en trouvent illuminées. Ce qui ne signifie pas pour autant que les zones les plus élevées sont épargnées de la corruption et du malheur. Cet aspect est particulièrement visible dans l’extension Shadow of the Erdtree offrant une nouvelle carte toute en verticalité, où les ombres et la lumière sont bien plus marquées que dans le jeu de base (en exemple les portes divines d’Enir-Ilim opposées au presbytère de Midra, la Fissure des Cercueils de Pierre versus les ruines supérieures de Rauh).

Ombre et lumière dans Elden Ring, les portes divines d'Enir-Ilim dans la partie supérieure et le presbytère de Midra

Éclairage au flambeau et porte en ogive de l'Académie de Raya Lucaria

Mais la notion de clair-obscur se trouve aussi dans les cycles jour-nuit. Véritable alternance de luminosité entre les différents moments de la journée amenant les territoires à changer d’ambiance et d’aspect selon les heures. Le soleil et la lune [surtout] jouent parfaitement leur rôle de diffuseur de lumière, éclairant les reliefs, les constructions, la végétation, permettant de transformer les couleurs et les ombres de sorte à modifier la perception d’un lieu. D’autres sources d’éclairage savamment placées, telle des percées ou des poches de lumière jaillissant de l’obscurité (lumière des torches, des bougies, des sites de grâce) concourent également à théâtraliser l’action, à lui donner plus d’ampleur, à mettre aussi en évidence la volumétrie d’un espace tout comme on peut le constater dans les catacombes de Leyndell dont le level design est d'une rare complexité à l'identique des perspectives offrant une grande profondeur de champ des gravures de Piranèse.

en haut, les égoûts sous Leyndell, la capitale royale (Elden Ring) / en bas, estampe issue de la série Les Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi, gravure à l'eau-forte, vers 1750

en haut, Homme et Femme contemplant la lune, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1824 / en bas, chevauchée un soir de pleine lune (carte du Royaume des Ombres, Elden Ring)

Lumière du matin sur le plateau des ruines supérieures de Rauh (carte du Royaume des Ombres d'Elden Ring)

à gauche illustration de Gustave Doré, Macbeth dans la grotte des sorcières, vers 1866-1870, techniques mixtes sur papier / à droite, Miquella se recueillant (Elden Ring)

Par ces effets de lumière très théâtraux essentiellement liés au clair-obscur, les espaces d’Elden Ring prennent une dimension dramatique assez proche de la tragédie. Une tragédie se distinguant par la gravité du langage employé tout du long et par la mise en scène d’un héros hors du commun en proie à un destin exceptionnel mais malheureux (ici notre personnage, appelé "sans-éclat", "tarnished" en anglais, littéralement "terni" en français). Un héros maudit en quelque sorte devant affronter une succession d’épreuves à la manière d’Ulysse dans l’Odyssée. Le terme odyssée convient d’ailleurs bien à l’expérience de jeu que propose Elden Ring, tant par le nombre de personnages extraordinaires rencontrés, que par le fait de voyager de territoire en territoire en étant mis à l’épreuve constamment. Ces aspects habituellement caractéristiques des jeux d’aventure ou des rpg, mettent ici en rapport le récit vidéoludique avec la mythologie dans son ensemble. Notre héros est ainsi amené à croiser des êtres légendaires durant son périple, à affronter des dieux, des demi-dieux, avant d’accomplir sa tragique destinée.

Messmer, boss demi-dieu de l'extension Shadow of the Erdtree

Elden Ring s’appuie sur diverses mythologies pour construire son récit. Mais celles qui semblent les plus porteuses et pertinentes au regard de la thématique principale, celle du combat contre le mal, correspondent à plusieurs épopées légendaires et mystiques, notamment celle de Saint Georges et le Dragon et celle à dimension eschatologique de La Guerre des anges. Dans le jeu cette lutte contre le mal se déclenche au moment de l’épisode funeste "La Nuit des Couteaux Noirs" où les alliances volent en éclat pour laisser la place à des trahisons, des actes de vengeance, des machinations. Le monde d’Elden plonge alors dans le chaos. Charge à notre modeste sans-éclat de rétablir un nouvel ordre et de purger le mal en suivant l’esprit de Melina, personnage divin salutaire, véritable présence spirituelle et mystique, rappelant la figure symbolique de l’ange gardien.

Melina, guide mystérieuse d'Elden Ring

A bien des égards le jeu déploie ainsi une forme de religiosité au travers de cette thématique manichéenne axée autour de la foi, de la dévotion, de la rédemption, du recueillement et de la grâce, notamment lors de la rencontre avec Melina donnant les clefs pour restaurer le monde d’Elden et faire naitre l’espoir d’un avenir meilleur. Comme lieu hautement emblématique de cette quête salvatrice : les sites de grâce. Véritables lieux sacrés et poches de lumière permettant le repos et le calme, mais aussi lieux d’échanges propices aux confidences et instructions permettant de mener notre quête à bien, ils parsèment l’Entre-Terre et le Royaume des Ombres formant une vaste constellation de zones épargnées du malheur. 

Les sites de grâce, lieux de repos et de confidences

Si les termes précités comportent une acception religieuse non négligeable dans le jeu, mettant bien souvent en rapport une force supérieure et un individu dévoué, c’est parce qu’ils prennent toute leur importance lors des différentes rencontres. Que ce soit avec Melina, Ranni la sorcière, Blaidd le semi-loup, Fia la compagne mortuaire, Jerren, Millicent ou Alexander le pot géant, notre personnage est investi d’une quête dépassant son simple statut de sans éclat. Il doit devenir le nouveau seigneur d’Elden et trouver sa propre voie parmi toutes les causes qui s’offrent à lui, qu’elles soient vertueuses ou funestes.

Par ailleurs la notion de grâce est très présente dans Elden Ring. Dans le cas présent, elle peut désigner un état ou une situation agréable et bénéfique héritée d’une force supérieure bienveillante, mais recouvrir aussi une définition plus théologique, en tant que don divin assurant l’individu d’une destinée surnaturelle l’aidant à résister à la tentation de faire le mal. Dans le jeu le concept de grâce est en effet de cette nature, celle-ci se matérialise concrètement en tant que lueur dorée permettant d’apporter du confort et de faire passer le temps. Mais elle est également présente symboliquement à travers des figures saintes ou maternelles, à l’image de la reine Marika, déesse empyréenne, protectrice de l’Entre-Terre, dont les traits font penser à ceux d’une Pietà dont on trouve plusieurs statues à son effigie sur différents sites. La pose représentée, une femme bras ouverts, buste vers l’avant, visage recueilli incliné vers le bas, rappelle celle d’une madone ou d’une allégorie antique, telle la Victoire de Samothrace ou la Pietà de Michel-Ange. Certains sites de grâce, notamment dans l’extension, sont également accompagnés de symboles à connotation religieuse installés à même le décor. Comme par exemple la croix de Miquella, symbole éparpillé sur toute la carte du Royaume des Ombres, planté dans le paysage tel un calvaire luminescent tout comme dans l’étonnante peinture de Friedrich, Croix dans la forêt.

à gauche, la croix de Miquella visible à plusieurs endroits de l'extension Shadow of the Erdtree / à droite, Croix dans la forêt, Caspar David Friedrich, 1806, huile sur toile
 
en haut, statue de la reine Marika souveraine de l'Entre-Terre (Elden Ring) / en bas, la Pietà de Michel-Ange, sculpture en marbre, 1499

Drapé et pose de la Victoire de Samothrace (marbre, vers 200-185 av. J.-C.), monument votif, tout comme la statue de la déesse Marika d'Elden Ring

Les références mystiques sont innombrables dans Elden Ring, qui plus est celles offrant recueillement ou bénédictions ou celles relatives au renforcement de la force et du courage. Les flux émanant des sites de grâce (appelés chemins de grâce) sont aussi là pour guider le joueur vers l’accomplissement de sa destinée et faire progresser concrètement l’histoire. Mais comme l’indique la présence de ruines et de zones plongées dans les ténèbres, il y a un revers à la grâce. Cela commence avec le statut du personnage qualifié de sans éclat, c’est-à-dire un exilé de l’Entre-terre qui a perdu la grâce du Cercle, et qui doit retrouver toutes les runes afin de le restaurer et devenir seigneur d’Elden. Notre héros n’a donc pas la superbe d’un Link ou d’un Geralt de Riv, mais est plus proche de Wander (Shadow of the Colossus) ou de Raziel (Soul Reaver), partageant notamment la damnation et l’exil forcé. Ce revers se traduit visuellement par une esthétique de la putréfaction, clairement visible sur les corps amoindris de certains personnages et environnements en voie de pourrissement. Les êtres et la géographie d’Elden Ring, suite à cette fameuse "Nuit des Couteaux Noirs", sont en état de décomposition ou de dislocation. Malédiction et mort enserrent le monde d’Elden. Comme exemples manifestes témoignant de cette déréliction : le design de certains personnages et autres créatures du jeu. Citons tout d’abord le corps fragmenté de Radagon dont la pose christique, les bras en croix, rappellent la scène de la crucifixion, notamment celle du panneau principal du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald mettant en avant les notions de décomposition et de souffrance à travers le traitement des carnations et le corps décharné du Christ dont on peut voir les signes de plusieurs affections cutanées. Cet aspect de pourrissement donne l’impression qu’un mal se propage ou que quelque chose contamine le vivant, particulièrement les figures divines ou héroïques, altérant les corps, tombant en état de décomposition. 

Figure christique et corps en état de décomposition à la fois chez Matthias Grünewald, scène de la crucifixion du Retable d'Issenheim (entre 1512-1516, huile sur bois) et dans Elden Ring à travers le personnage de Radagon

Sans doute assez éloignées de cette idée, mais proches plastiquement, les sculptures inspirées de personnages bibliques et mythologiques de Christophe Charbonnel laissant apparaitre des crevasses, des trous béants parfois, telle Goliath, Ulysse ou Persée, intégrant le non finito et le rapport entre vide et plein comme esthétique. Cette décomposition des personnages d’Elden Ring est également à l’œuvre chez Malenia et Ranni, dont les membres gangrénés ont été soit rapiécés sommairement ou remplacés par des prothèses. Plus marquée encore, la désagrégation de Godwyn, figure tragique de l’histoire d’Elden Ring et ancien demi-dieu, première victime de la "Nuit des Couteaux Noirs" dont les traits humains se sont liquéfiés et métamorphosés en chose monstrueuse organique tout comme la créature visible sur la gypsographie de Pierre Roche (estampe en relief) intitulée Le Cauchemar. Sans parler des paysages, pour certains totalement infestés, recouverts d’un lichen putride, notamment la zone de Caelid dont le bestiaire n’est pas non plus épargné. Bref un esprit de mort rôde dans toute l’Entre-Terre et au Royaume des Ombres, offrant de nombreuses visions d’horreur et macabres. Citons au passage le roi réprouvé Morgott et le seigneur de la flamme exaltée Midra dont les corps squelettiques font penser à ceux des transis, œuvre funéraire représentant la mort de façon réaliste par un squelette ou un cadavre.

à gauche, le Goliath en bronze au dos ouvert de Christophe Charbonnel (2016) et Radagon au corps fragmenté à droite

en haut, le demi-dieu Godwyn après son assassinat (Elden Ring) / en bas, Le Cauchemar, Pierre Roche, estampe-gypsographie, 1894

La zone écarlate de Caelid d'Elden Ring envahie par un parasite ressemblant à du lichen

Le guerrier sans éclat et Ranni la sorcière au corps rapiécé

Gypsographie de Pierre Roche à gauche, Chat Ecorché, 1895 et une créature de l'Entre-Terre à droite (Elden Ring)

en haut, un volatile funéraire d'Elden Ring / en bas, les monstres du panneau montrant l'agression de saint Antoine, retable d'Issenheim, Matthias Grünewald

Le corps décharné de Morgott à gauche (Elden Ring) et l'effigie funéraire de Catherine de Médicis, transi en marbre par le sculpteur Girolamo della Robbia, 1556

Transi du chanoine Guillaume Lefranchois, réalisé en pierre noire de Tournai vers 1446 et dans la partie inférieure Midra seigneur de la flamme exaltée (Elden Ring)

Ainsi dans cette grande fresque vidéoludique mêlant grâce et putréfaction, bien et mal, vie et mort, il n’est pas rare de croiser des constructions et des édifices relatifs au recueillement et à la prière, telle des églises, des cathédrales, des mausolées, des tombes et tombeaux. L’art funéraire occupe par ailleurs une place importante dans Elden Ring. De nombreuses statues et gisants, à figure macabre ou angélique, véritables évocations du désespoir ou de la perte, à l’identique de certaines sépultures que l’on peut observer dans les cimetières, font office de lieu de méditation et de commémoration. Mais on trouve aussi de nombreux ornements architecturaux et des sculptures variées aux fonctions autant symboliques que décoratives, comme celles présentes à l’Arbre sacré de Miquella comparables aux effigies ornant les portails des édifices gothiques rappelant des scènes religieuses ou historiques ; telles les statues en ronde-bosse bordant le portail central de la Cathédrale de Reims, ou bien celles en bas-relief du portail de Belurat d'aspect similaire aux statues du portail nord de l’église de Gisors, devenant ici presque un motif. La référence à l’art gothique est finalement presque partout. Gargouilles, arcs brisés, croisée d’ogives, arcs-boutants, clefs de voute, dentelle de pierre, contreforts, nervures, les développeurs puisent à l’évidence leurs inspirations des cathédrales européennes.

en haut, effigie sépulcrale d'une femme en marbre sculpté (Victoria and Albert museum, vers 1500) / en bas, gisant au-dessus d'un tombeau (Elden Ring)

La tombe des pourfendeurs de Géants (Elden Ring), en bas le mausolée de la comtesse Demidov au cimetière du Père-Lachaise

à gauche statue de Miquella, à droite, la statue funéraire de Giuditta Varni du sculpteur italien Santo Varni (1875)

en haut, les statues d'Elphael, corset de l'Arbre Sacré, en bas, figures saintes sculptées du portail ouest de la cathédrale de Reims (XIIIème s.)

Ornements sculptés dans Elden Ring et encadrement du grand portail nord de l'abbaye bénédictine de Charlieu, motifs d'une grande finesse (XIIème s.)

Cathédrale de Shadow of the Erdtree et arcs boutants du Dôme de Milan (XIVème s.)

L’abondance de détails architecturaux de ce style et les jeux d’éclairage divers et variés profitent à l’atmosphère générale du jeu et modifient drastiquement la perception de certains espaces, au point parfois d’avoir le sentiment d’être dans un film expressionniste, à l’instar de Nosferatu le vampire de Murnau dont nous parlerons plus loin. Mais en élargissant le champ d’investigation des inspirations architecturales, on y trouve aussi d’autres influences artistiques, notamment l’art roman (dépouillement de certains édifices religieux, les gisants), l’art antique (nombreux temples et colonnades), l’art nouveau (esthétique des lignes courbes dans certaines architectures mettant en avant des motifs floraux, évocation de l’architecture elfique du Seigneur des Anneaux dans la zone de l’Arbre Sacré), le symbolisme (la figure des damnés notamment, l’évocation du tourment, de la tragédie, à travers les effigies squelettiques du portail divin au sommet de la zone d’Enir-Ilim que l’on peut aisément rapprocher des groupes tourmentés de La Porte de l’Enfer de Rodin).

Détail de la porte divine d'Enir-Ilim d'Elden Ring et détail de La Porte de l'Enfer de Rodin (vers 1888)

en haut, porte principale de Belurat, Colonie de la Tour, nouvelle zone de l'extension / au milieu à droite, portail nord de l'église de Gisors par le sculpteur Jean Goujon, en bas, détail de la porte du Dôme de Milan

L'architecture gothique omniprésente dans Elden Ring, en bas, façade sud de l'église Notre-Dame de Louviers (XIIIème s.)

A bien des égards Elden Ring déborde de références en tout genre. Si sa direction artistique a été autant appréciée c’est sans doute en grande partie pour cet attrait. Mais aussi pour sa capacité en surenchérir, à aller plus loin que l’attendu. Où habituellement les jeux actuels se cloisonnent dans un même registre esthétique, dans une même tendance, prennent soin de ne pas perturber le joueur avec des variations trop notables, trop disruptives, en restant dans le droit chemin en fin de compte, Elden Ring ose les mélanges, l’hybridation parfois, les croisements, l’excentricité, puisent son inspiration de tous les arts, s’adresse aux propres références du joueur, béotien ou non, pour stimuler son imaginaire et son intellect. En fait Elden Ring est un immense pont tendu vers l’art en général à égalité avec l'expérience de jeu. Cela suffit à en faire un jeu d’exception, et le place très haut dans la généalogie des hits vidéoludiques. Par sa profusion de détails incluant tous les plans de l’espace et sa thématique tragique c’est une aussi une œuvre expressive, bien plus organique qu’elle n’y parait de prime abord.

Après cette première partie consacrée à l’esthétique du jeu, nous voici arrivés au second temps de la réflexion consacré aux thématiques associées au genre du jeu, à savoir la dark fantasy, et à ses ramifications supposées vers d’autres courants artistiques. Tentons simplement de répondre dans cette dernière partie à ces trois questions : quels sont les codes de la dark fantasy ? En quoi ceux-ci sont-ils à l’œuvre dans Elden Ring ? Et quels liens existent-ils, quelles connexions peuvent-être faites avec certains courants littéraires, picturaux et cinématographiques ?

Le foisonnement d’Elden Ring ne se résume pas seulement à son aspect visuel, son esthétique contrastée, ses environnements aux allures de tableaux de maitre, mais passe aussi par un travail en profondeur de son véritable sujet : la déliquescence d’un monde. Il convient ici de rappeler que les thèmes abordés dans Elden Ring (la mort, l’horreur, la mélancolie, la tragédie) sont significatifs des caractéristiques de la dark fantasy en tant que sous-genre enténébré de la fantasy, dont les œuvres présentent bien souvent une ambiance très sombre proche de l’apocalypse. Aussi appelée "fantaisie noire" ou "fantastique noir", les univers de la dark fantasy contiennent une frontière poreuse entre le bien et le mal (ce qui les distinguent de l’héroic fantasy), où l’un prend le dessus sur l’autre, laissant un monde en proie au délabrement. Les personnages appartenant à ces histoires sont souvent fatigués des épreuves subies, fragilisés par le désespoir, la folie ou la tristesse. Ils peuvent être confrontés à des dilemmes moraux voire être moralement ambigus, ressentir un vague à l’âme permanent, compliquant encore davantage leur quête, prenant bien souvent une tournure épique et tragique.

On considère aussi la dark fantasy comme proche de l’horreur ou comme sa variante, qualifiée d’"horreur surnaturelle", désignant les histoires sur des créatures maléfiques (souvent des vampires, des sorciers/sorcières, des loups-garous). Aspect sur lequel Elden Ring n’est pas avare, proposant un bestiaire influencé par les mythes antiques (chimères, griffons, cerbères, géants) et les légendes médiévales (poème de Beowulf, légende arthurienne, dragons, fées et sorcières) jusqu’à Lovecraft (le mythe de Cthulhu).

Illustration par Henry J. Ford du conte de Beowulf, La Mère de Grendel traîne Beowulf au fond du lac, dans The Red Book of Animal Stories d'Andrew Lang (1899)

Enfin la dernière composante de la dark fantasy est une conséquence des caractéristiques précitées. Par son côté noir, violent, glauque par moment, les œuvres du genre évoluent dans un contexte psychologiquement oppressant pour le lecteur-joueur ou les personnages. Le ton est ainsi plus réaliste et dur et se démarque nettement du merveilleux héroïque, d’une fantasy plus optimiste et manichéenne en somme, à l’instar de Conan le Barbare ou du Seigneur des Anneaux (genre aussi appelé en anglais "Sword and Sorcery") avec lequel Elden Ring partage pourtant de nombreuses ressemblances et affinités, notamment son aspect magique et héroïque.

Couvertures de l'adaptation en manga d'Elden Ring et du magazine américain "Weird Tales" appartenant principalement au genre du fantastique et de la fantasy

Sans prendre trop de risque, citons tout de même au passage quelques œuvres pouvant être affiliées à la dark fantasy : Berserk, Le Labyrinthe de Pan, Legacy of Kain, The Northman, Chroniques de la lune noire, Taram et le chaudron magique. Certaines autres œuvres présentent également des caractéristiques similaires mais du fait de la place qu’occupent certains aspects, venant bien souvent contrarier ou brouiller la définition traditionnelle, restent à la lisière de la fantaisie noire comme Willow, Dark Crystal, The Witch, L’Histoire sans fin, Legend, La Forteresse noire.

Univers dark fantasy, de haut en bas et de gauche à droite, Legacy of Kain, Berserk, Le Labyrinthe de Pan, Taram et le chaudron magique, The Northman, Chronique de la lune noire

Pour résumer, Elden Ring tient ainsi sa place parmi les œuvres de la dark fantasy grâce à sa dimension épique, surnaturelle et tragique. Voyons maintenant comment et dans quelle mesure chacune de ces caractéristiques fait sens par rapport à l’univers du jeu.

Comme démontré précédemment, la comparaison avec les mythes est adéquate. Notre héros, assimilable aux héros grecs, est amené à réaliser bon nombre d’exploits pour triompher de sa quête. Tel Ulysse dans l’Odyssée, il est ce voyageur courageux prêt à tout traverser, à tout affronter. La série d’épreuves qui l’attende, son long périple, le place dès lors dans un récit qui s’apparente à une épopée.

Tenant son origine des poèmes épiques, dont le plus ancien est celui sur Gilgamesh (XVIIIème s. av. J.-C.), le terme épopée désigne un long poème narratif relatant de faits héroïques ayant un impact historique ou légendaire fort. Dans Elden Ring, tous les indices sont réunis pour mettre en évidence ce rapport à l’épique : une mise à l’épreuve par une entité supérieure, la figure du héros, la monumentalité des territoires annonçant un long voyage, la difficulté des combats et leurs chorégraphies endiablées, la musique, les actions héroïques réduites à des sentiments clairs (bravoure, violence, ruse, foi religieuse ou conjugale).  En outre les motifs récurrents faisant référence aux poèmes épiques se trouvent également dans le jeu : Le cano (formule introductive comparable ici à la voix-off de la cinématique d’intro), l’invocation à la muse (aide d’une divinité supérieure telle Melina), la descente aux enfers (via un cercueil de pierre pour accéder au Lac putréfié ou aux Profondeurs de Fonderacine), ne manque que le voyage en mer (tout de même bien présente autour de l’Entre-Terre et du Royaume des Ombres). Tous ces aspects contribuent à donner une épaisseur extraordinaire à l’action et au récit, tel un voyage grandiose.


Mais cette caractéristique souvent rattachée à la dark fantasy s’accompagne d’une dimension surnaturelle, aussi présente dans le registre littéraire merveilleux, en tant qu’ensemble de phénomènes inexplicables de façon rationnelle ou bien réputés provenir d’une source divine. On peut associer à cette définition la dose très importante de magie, de phénomènes extraordinaires, de créatures fantastiques, que l’on croise ou que l’on obtient tout au long du jeu. De nature céleste, divine, élémentaire ou démoniaque, la magie est omniprésente dans Elden Ring. Au travers des différentes rencontres ou explorations, celle-ci se présente sous forme de sorts, d’invocations, de bénédictions, de miracles, de malédictions, de visions, de prophéties, d’armes spéciales, et il y a autant de pouvoirs magiques qu’il y a de personnages les maitrisant. Un des lieux hautement emblématiques de l’enseignement de la magie est l’Académie de Raya Lucaria, sorte de Poudlard en version ténébreuse, dirigée par la sorcière de la pleine lune Rennala. A l’image de l’altération de l’Entre-Terre du fait de l’éclatement du cercle d’Elden et de l’appropriation non légitime de ses éclats par les descendants de Marika (déesse mère du monde d’Elden), la pratique de la magie se trouve elle aussi corrompue, infligeant des mutations et des destructions en tout genre. S’opposent dès lors sorciers et sorcières (Ranni, Seluvis, Sellen), chasseurs (Jerenn, Varre), guerriers (Blaidd, Leda, Ansbach, Freyja), esprits légendaires (Loretta, Tiche), fantômes, demi-dieux et déesses (Miquella, Malenia, Radahn), dragons, mages, autant d’êtres mystiques en recherche de pouvoirs que de sorts invoqués.

La dirigeante de l'Académie de Raya Lucaria, la sorcière Rennala

Le surnaturel dans Elden Ring occupe ainsi une place de choix au côté de l’épique, ce qui renforce le cadre et la profondeur du récit. Mais s’ajoute à cela un troisième ingrédient, non des moindres, transformant l’expérience de jeu, déjà spectaculaire, en sombre drame narratif, donnant sa coloration noire à la fantasy : la tragédie.

Traditionnellement la tragédie se définit comme un événement ou un enchainement d’événements terribles, funestes, dont l’issue est fatale. La gravité du langage employé est de mise et les actions décrites mènent généralement un ou plusieurs de ses personnages à une issue désastreuse. Souvent synonyme de catastrophe, de coup du sort, la tragédie marque au fer rouge l’univers d’Elden Ring. En plus de la malédiction qui s’abat sur certaines zones de l’Entre-terre, de nombreux personnages sont en proie au malheur, précisément à la corruption et la putréfaction. En littérature la tragédie a comme thèmes récurrents, l’héroïsme, l’honneur et la vengeance, l’amour et la fatalité. Des thèmes imprégnant aussi le monde d’Elden à travers l’histoire de certains personnages. Cette assertion se vérifie avec celle du demi-dieu Godwyn sauvagement assassiné, le sacrifice de Melina, l’affliction sans retour dont souffre Milicent, la malédiction de Malenia, la fin de Ranni, la folie de Blaidd. Ceux-ci sont ainsi voués à un dénouement malheureux, condamnés par le destin à vivre une fin tragique (mort ou suicide d'un ou de plusieurs personnages), y compris le héros selon les choix effectués. Tristesse, mélancolie et désespoir façonnent le récit d’un monde en décrépitude avoisinant bien souvent les tragédies grecques et shakespeariennes (Hamlet, Mac Beth, Œdipe roi, Antigone, Orphée). D’ailleurs s’il y avait un motif récurrent ou un leitmotiv à désigner dans Elden Ring, ce serait sans doute celui de la Mort, palme du sombre s’affichant dans les moindres recoins de la carte. La dernière extension se déroulant au Royaume des ombres illustre bien cette affirmation, où nous sommes accueillis par un arbre gigantesque dévoré par les ténèbres et une nuée de stèles fantomatiques s’étirant à perte de vue. Mais on pourrait aussi citer les nombreuses effigies mortuaires parsemant l’Entre-terre, les lieux de sépulture, indices du malheur et du cauchemar qui s’y déroule. Bref, la noirceur d’Elden Ring ne fait pas de doute tant elle est caractéristique d’une fantasy macabre et tragique.

Antigone devant le corps de Polynice, Nikifóros Lýtras, huile sur toile, 1865

Cette atmosphère funeste de grande ampleur trouve ses inspirations ou ses influences à travers plusieurs courants et œuvres, notamment chez les peintres du romantisme noir tels William Blake et Johann Heinrich Füssli dont les représentations mystiques et obscures, à l’image de La Mise au tombeau et Le Silence, semblent trouver écho dans la statuaire du jeu, notamment autour de l’évocation du deuil. Dans ces deux représentations, les expressions tombent dans le désarroi et ne laissent autour d’elles que le silence du recueillement ou du désespoir.

à gauche, Le Silence, Johann Heinrich Füssli, huile sur toile, vers 1800 et à droite, La Mise au tombeau, William Blake, aquarelle, 1800 

Lors d’un entretien donné au journal Le Monde, Hidetaka Miyazaki n’hésita pas à citer ses sources d’inspiration. Parmi elles : les livres dont vous êtes le héros, Le Seigneur des Anneaux, Donjons et Dragons, l’architecture renaissante et gothique. Mais on peut y associer d'autres références artistiques tant le jeu est d’une densité colossale en terme visuel et symbolique, si bien qu'il est assez aisé d'établir de nombreux autres parallèles. Ainsi les encres de Victor Hugo apparaissent fortuitement comme de surprenants doubles iconographiques de certaines zones du jeu. Il suffit par exemple d’observer l’atmosphère des lavis à la plume de l’écrivain-dessinateur apposé au bastion de Messmer ou aux environs de l’arbre occulte pour se rendre compte de nombreuses similitudes plastiques : trouée de lumière, violence des contrastes, horizon masqué par l’obscurité, silhouettes émergeant du lointain, tout un vocabulaire plastique en adéquation avec l’idée d’un monde en perdition figé dans une atmosphère lugubre et tourmentée. A noter que cette activité graphique menée en parallèle de son travail d'écrivain, prit une teinte plus sombre à partir des années 1840, moment de révélation du Rhin mais aussi de la mort tragique de sa fille Léopoldine, accentuant en lui le goût du fantastique et des ténèbres.

Les encres ténébreuses de Victor Hugo, plume et lavis d'encre brune, frottis de fusain sur papier à dessin. Château dans les arbres (1850), Souvenir d'un burg des Vosges (1857) 

Vision de Notre-Dame, Victor Hugo, encre brune et lavis. Cathédrales et châteaux forts décors privilégiés des œuvres romantiques

Mais on pourrait aussi associer à la dimension tragique d'Elden Ring le cinéma expressionniste, tant pour le rapport au gothique, aux ombres, au goût du sombre, que pour la déformation de la réalité et les visions angoissantes chères au genre. L’exemple de Nosferatu le vampire de Wilhelm Murnau est édifiant, pilier du cinéma muet allemand des années 20, le film plonge le spectateur dans une ambiance macabre, oscillant entre horreur et fantastique, conférant au symbolisme grâce à la démesure des décors, des jeux de lumières, des costumes et de l’interprétation des personnages. Des éléments caractéristiques des codes expressionnistes aspirant à montrer une optique déformée de la réalité tout comme le voile sombre tombant sur le Royaume des Ombres depuis la cime de l’arbre occulte faisant figure de linceul monumental.

Photogrammes de Nosferatu le vampire, Wilhelm Friedrich Murnau, 1922

Le personnage d'Elen de Nosferatu le vampire, Murnau, 1922

Métaphore funeste : le voile sombre tombant sur le Royaume des Ombres

Dimension symbolique que l’on retrouve chez les peintres symbolistes tels Arnold Böcklin et Odilon Redon, attirés par les thèmes du pessimisme, du rêve, de l’ésotérisme et d’une atmosphère générale de mélancolie. En amont de ce courant artistique européen de la fin du XIXème siècle, le romantisme noir ou la face sombre du romantisme, dont les caractéristiques puisent leurs sources dans le roman gothique, inspiré par Edgar Allan Poe, Mary Shelley, John Milton, Ann Radcliffe, démontrant une fascination pour la mélancolie, la folie, le crime, les atmosphères macabres et angoissantes, marquées par la présence de fantômes, de vampires, de créatures surnaturelles. Thèmes que l’on retrouve dans les aquarelles de William Blake, telles Le Grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de Soleil ou Le Cercle de la Luxure, œuvres mystiques au style halluciné inspirées de l’Apocalypse et de l’Enfer de Dante, montrant la dualité entre lumières et ténèbres.

Le Grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de Soleil, William Blake, aquarelle, vers 1805

Le Cercle de la Luxure, William Blake, encre et aquarelle, 1824-1827

en haut, Fia la compagne mortuaire d'Elden Ring, en bas détail de l’œuvre : La Mort : "C'est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-nous !", Odilon Redon, lithographie, planche 20

à gauche, la zone de Nokstella d'Elden Ring et à droite, La Peste par Arnold Böcklin, tempera sur bois, 1898

Comme analysé précédemment cette notion de dualité est omniprésente dans Elden Ring, notamment par l’opposition permanente entre les concepts de grâce et de malédiction. Rien qu'à l'oreille le terme "Elden", contraction phonétique supposée des termes anglais "hell" et "eden" (enfer et paradis), parait faire cohabiter l’idée du mal et du bien, de vie et de mort. Mot hybride, monde hybride.

Mais l’œuvre du domaine de l’histoire de l’art qui a sans doute le plus d’affinité avec le jeu est celle d’Albrecht Dürer intitulée Le Chevalier, la Mort et le Diable. Exécutée en pleine renaissance allemande, cette gravure fut au cours du temps sujette à de nombreuses analyses et interprétations, parmi les plus célèbres celle de Friedrich Nietzsche faisant référence à l’œuvre dans sa théorie dramatique La Naissance de la tragédie en 1872 : « […] Nous cherchons en vain à découvrir une seule racine ayant poussé des branches vigoureuses, un coin de terre fertile et saine : nous ne voyons partout que sable ou poussière, léthargie ou consomption. Un esprit qui se sent ici isolé, désespérément solitaire, ne se saurait choisir de meilleur symbole que le Chevalier accompagné de la Mort et du Diable, tel que nous l’a dessiné Dürer, le Chevalier couvert de son armure, à l’œil dur, au regard assuré, qui, seul avec son cheval et son chien, poursuit impassiblement son chemin d’épouvante, sans souci de ses horribles compagnons et pourtant sans espoir. ».

Le Chevalier, la Mort et le Diable, Albrecht Dürer, gravure sur cuivre, 1513

Présentant trois personnages au premier-plan (un chevalier en armure, la mort tenant un sablier et un diable à tête de chèvre) dans un décor à flanc de falaise surplombé d’une ville fortifiée, probablement la Nuremberg de l’époque, cette représentation réunit en une image toutes les thématiques d’Elden Ring : la bravoure, la foi, la mort, la solitude et la tentation du mal. En effet le chevalier, ou reître selon les interprétations, semble ne pas donner le change à la figure squelettique et au diable juste derrière lui, il les ignore purement. Tandis que les deux autres tentent d’attirer son attention, de le distraire, en montrant le sablier (ici symbole d’éphémère) ou en faisant mine de l’attraper (la griffe du diable). L’analogie fait sens avec la symbolique religieuse entremêlant protection divine et tentation du mal, notions sous-jacentes dans l’œuvre de Dürer (d’autant qu’elle s’inspire directement d’un psaume hébraïque : « Bien que je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal »), notions aussi présentes dans l’œuvre de Martin et Miyazaki, introduisant le personnage central en tant que héros dévoué en proie à la corruption, prêt à affronter tous les drames. Chez Dürer c’est la foi chrétienne qui guide le chevalier, qui l’empêche de se détourner de son chemin, de son noble but, tout comme chez Miyazaki c’est la foi en la grâce qui guide le héros, qui lui permet d’avancer noblement depuis sa première rencontre avec Melina. Il y a donc une alliance de taille entre la gravure renaissante et l’œuvre vidéoludique, une alliance réunissant les deux types de représentation autour des thèmes centraux du bien et du mal, mais aussi de la foi et du courage, laissant présager, aussi bien chez Dürer que chez les concepteurs d’Elden Ring, d’un long chemin parsemé d’embûches et de morts.

Si la teinte dominante d’Elden Ring parait évidente, celle de la dark fantasy, ayant pour source principale le roman gothique et les mythes issus de différentes civilisations, elle remue néanmoins tous ses codes au point parfois de les déborder. Notamment vers le surréalisme ou le registre merveilleux dont la forme la plus populaire est le conte de fée, en faisant la place à des personnages de roi, de reine, de prince, de dragon et en mettant en fonction des objets magiques dans un but initiatique. Démontrant par ce biais une certaine porosité entre fantasy et merveilleux, l’univers d’Elden Ring n’aspire pas nécessairement à rester dans le giron de la dark fantasy, mais tente plutôt de la réinventer en faisant feu de tout bois. Visant une forme de dépassement à la fois esthétique et thématique, le souci des développeurs de FromSoftware fut sans doute de parvenir à un équilibre de toutes leurs influences, de réussir à façonner et harmoniser un monde à la mesure de son hybridité.

Ainsi tout au long de cet article fleuve nous avons tenté de voir en quoi les visuels et les motifs du jeu entraient en correspondance avec des œuvres romantiques, gothiques, expressionnistes et symbolistes. Partant d’un intérêt pour le film The Northman de Robert Eggers, engagé dans de sombres récits depuis The Witch, en passant par The Lighthouse jusqu’au prochain Nosferatu, j’ai tenté de faire émerger le foisonnement et la densité de références artistiques s’illustrant dans le monde d’Elden. Par sa propension à stimuler l’imaginaire en osant les croisements les plus incongrus, le jeu de FromSoftware est impressionnant. Si bien qu’il est difficile de passer à côté, de ne pas voir la richesse et la profondeur d’une telle traversée vidéoludique sans précédent à mon humble avis depuis Shadow of the Colossus et Zelda : Breath of the Wild

A découvrir l’ampleur des histoires autour des personnages, du bestiaire et des lieux, le secret d’un grand jeu n’est-il pas justement d’apporter de la cohérence dans un fourmillement d’idées hétéroclites ? C’est peut-être à cela que tient la réussite d’Elden Ring, réunir dans un souffle épique et tragique l’essence de nombreuses références du monde de l’art tout en faisant naitre le plaisir de l’exploration et de la narration.

Images du jeu : Elden Ring & Elden Ring : Shadow of the Erdtree, Hidetaka Miyazaki, FromSoftware, 2022-2024

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