Retour au monde


A l’occasion de la biennale de Lyon 2013 l’artiste Tavares Strachan avait réalisé une installation en hommage à la première astronaute américaine Sally Ride. Une œuvre s’articulant en plusieurs étapes, se découvrant comme un parcours métaphorique à la rencontre de son histoire. Ainsi se présentaient successivement entre les cimaises de l’installation des interstices didactiques découpant l’espace en autant d’évidences d’un retour à la mémoire. Au départ de ce parcours sensible une question introductive écrite maladroitement sur un tableau velleda « Comment une personne peut aller dans l’espace ? ».
 
En guise de réponse sur le même support une série de petits dessins naïfs éparpillés de la main de l’artiste un peu comme l’aurait probablement fait un enfant, où l’on pouvait voir un ballon à l’hélium raturés, des ébauches de formules mathématiques, l’air représenté au feutre par touche successive tout comme les barreaux d’une échelle biscornues, la vue en coupe d’une fusée approximative, la théorie de la gravité illustrée par un bonhomme bâton. Sous cette apparence faussement naïve se profilent en creux toutes les interrogations scientifiques que suscitent la dangerosité et la complexité d’un tel accomplissement. Conquérir l’espace a toujours fait rêver mais n’a jamais été sans risque. Envoyer un corps hors de son environnement familier est une aventure singulière, une épreuve, à laquelle la science tente d’atténuer les soubresauts.
 
Vue de l'installation Invisible Astronaut, Tavares Starchan, Biennale de Lyon 2013

C’est en fait à travers les dessins anatomiques de Sally Ride, à la manière des planches médicales, que Tavares Strachan parvient à nous livrer sa fascination pour les capacités du corps humain à résister aux environnements inhospitaliers.
 
Détail de l'installation Invisible Astronaut, Tavares Strachan, Biennale de Lyon 2013
 
Au devant de cette inhospitalité que représente l’espace et de la vulnérabilité du corps exposé aux lois gravitationnelles, la figure tout aussi mémorable d’une autre astronaute, celle du docteur Ryan Stone, réparant le télescope Hubble dans Gravity d’Alfonso Cuaron, luttant plus tard littéralement corps et âme pour rejoindre la Terre. Passées les premières minutes d’un plan séquence vertigineux nous apprenons le passé douloureux du personnage, un deuil lié à la perte tragique de sa fille.
 
Cuaron le signalera au détour de plusieurs interviews, il ne s’agit pas seulement d’un récit de survie dans l’espace, mais aussi du parcours d’une femme qui va devoir se battre, reprendre goût à la vie pour accomplir un nouveau départ. En cela le film est une métaphore du dépassement de soi. Au moment de la dislocation du télescope, le corps de l’astronaute se trouve projeté en errance dans le vide, tourbillonnant, se laissant happé par la vitesse d’un mouvement initial, en perte de contact avec ce qui la rattachait au monde. En réponse à la détresse de Stone la figure blagueuse et rassurante de Kowalski vient rompre cet isolement forcé et sonne comme un apaisement, une présence réconfortante, qui ne cessera de lui éclairer le chemin, même en rêve, pour repartir dans la vie. 
 
Mais la renaissance du personnage de Sandra Bullock ne s’effectue pas sans transition, tout comme pour une quête, des épreuves l’attendent. S’accrocher à la vie revient à passer par des étapes nécessaires. Ainsi les différentes stations orbitales sont autant des checkpoints vitaux que des lieux d’épreuves où se condensent les obstacles. 
Toute la vie de l’astronaute semble engagée dans un parcours à franchir, à dépasser, qui pourrait s’apparenter à une expérience de résilience. Le corps affecté du docteur Stone, sujet à des mouvements contraires, subissant les effets de la gravité, toujours au bord de la suffocation et du désespoir, résiste, s’adapte, continue à fonctionner en mode dégradé tout en évoluant en milieu hostile. Impression de noyade dans l’espace où le corps se débat. C’est précisément cette trajectoire qui va redéfinir le sentiment de perte en force du dépassement. L’astronaute de fiction tient alors le rôle d’une figure phénix, devant apprendre à se remettre debout après avoir touché le fond.

A la métaphore du dépassement s’en juxtapose une seconde, celle de la naissance. De la corde qui relie Stone à Kowalski qui l’entraîne pour survivre, évocation de la ligne de vie ou du cordon ombilical, à la sortie de l’eau du personnage principal, s’apparentant à un brusque retour au monde dont les premiers mouvements de respiration en dehors du ventre de la capsule font penser aux premiers souffles. En effet à l’issue de plusieurs scènes le réalisateur parvient à créer l’analogie entre pesanteur spatiale et vie prénatale. L’image édifiante est sans doute celle de l’astronaute flottant en position fœtale dans le sas de la station internationale, comme bercée par la géométrie circulaire de la cabine à l’apparence d’un cocon, renvoyant à l’anatomie humaine précisément celle d’une cavité amniotique où le corps peut se ressourcer et se développer en sécurité. Mais cette zone de confort et d’apaisement qui contraste avec le chaos extérieur n’est que provisoire. La bulle de protection que représente la station russe n’est qu’une étape. Le docteur Stone doit apprendre à se frayer un chemin, à progresser rapidement en tenant compte de tous les dérèglements environnementaux. Le court moment d’accalmie dans le sas n’est finalement que l’annonce d’un prochain obstacle, une décélération pour repartir de plus belle dans le récit où tout n’est affaire que de jeu de vitesses et de mouvements jusqu’aux premiers pas sur Terre.

Alfonso Cuaron et Tavares Strachan partage finalement un même intérêt pour la fragilité du vivant dans l’espace. L’un en la mettant en scène à travers un maelström d’événements l’autre en la donnant à voir à travers l’agencement d’images et de matériaux.
 
Vue de l'installation Invisible Astronaut, Tavares Strachan, Biennale de Lyon 2013
 
Dans son installation hommage, l’artiste Bahaméen dévoile à la suite des premiers dessins enfantins un portrait photoréaliste de Sally Ride constitué de myriades d’images prédécoupées, puis plus loin deux dessins grandeur nature constellés d’annotations présentant le corps de l’astronaute en apesanteur. L’imagerie sur laquelle s’appuie l’artiste renvoie ici tout à la fois au concret des schémas explicatifs du système vasculaire et à la mystique des représentations religieuses prenant pour thème l’extase ou la lévitation souvent croisées dans les sculptures du Bernin ou des vidéos installations de Bill Viola telle Tristan’s Ascension. Mais cette représentation du corps où s’allie le scientifique et le spirituel, la réalité physique et le rêve de conquête, comprend un point d’aboutissement, une synthèse, au cœur duquel se révèle une conscience aigüe de l’adaptation humaine à l’espace. 
 
Strachan tout comme Cuaron nous dise à quel point ils sont attachés à l’histoire de leurs astronautes, présentées comme des héroïnes, qui au-devant de l’imprévisible, de l’inconnu, fonctionnent tant dans la fiction que dans la réalité comme des allégories du courage.

Image : "Gravity" Alfonso Cuaron, 2013

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