Au coeur du regard
Revoir La Ligne
rouge de Terrence Malick est une expérience réjouissante pas seulement
pour l’esthétique des plans, dont la beauté inquiète et sauvage se trouve comme
transfigurée par le montage et les mouvements de caméras, mais aussi pour l’art
de transformer un récit de guerre en récit introspectif, fait de plusieurs voix
intérieures, à la manière d’un chœur tourmenté, dont les pensées se distillent
en voix-off plein écran.
Tout au long du film s’alternent les ressentis, les visions,
les souvenirs, messages de soldats en proies aux interrogations les plus
profondes en temps de guerre, prenant souvent une tonalité poétique. Non dénués
de mysticismes, de doutes et de recueillement, ces monologues solennels traduisent
bien souvent des désillusions, la conscience que la beauté du monde s’étiole à
mesure que l’être humain se rend barbare, que des bouleversements sont toujours
à l’œuvre même dans la nature, que la guerre anéantit toute forme d’harmonie et
de croyances.
De ces questionnements l’expression du spirituel surgit des
forces de la nature, du mouvement de l’eau, des arbres, de la terre, de la
lumière, du feu barbare. La dimension panthéiste qui traverse La Ligne
rouge n’est pas un fait nouveau chez Malick, déjà présent dans La Ballade Sauvage et Les Moissons du ciel, la nature
semble entretenir un lien très fort avec ses personnages, toujours en devenir et
en correspondance, frémissant à l’unisson avec la vie dans Le Nouveau
Monde et The Tree of Life.
La Ballade sauvage, T. Malick, 1973 |
The Tree of Life, T.Malick, 2011 |
Au travers de la panoplie de déclarations méditatives et d’images de l’île de Guadalcanal se profile un triple hommage, l’un fait à la nature, brutalisée sous les assauts humains, l’autre fait aux femmes, mères ou compagnes restées à l’arrière, autres présences spirituelles, guides pour certains dans l’obscurité d’un monde en guerre et un dernier fait à ceux qui sont tombés, laissant des familles, des amis sans voix. Atteindre la grâce en faisant toute la place à la lumière, renouer avec l’espoir aussi, faire d’une plage, d’une forêt, d’un ciel, des espaces de pures méditations. La nature chez Terrence Malick, sauvage et nourricière, jamais menaçante comme on peut la trouver au contraire chez Werner Herzog souvent prête à tout engloutir, enveloppe ici ses personnages d’une spiritualité qui les dépasse.
Sorti peu de temps après Il faut sauver le
Soldat Ryan (1998), La Ligne rouge retarde l’apparition de
l’ennemi. Invisible durant la première moitié du film, se résumant à des silhouettes
lointaines, des ombres que l’on devine derrière l’éclat des tirs. Là où Spielberg
faisait accoster ses soldats avec fracas, dans un hallucinant bain de sang,
Malick, filme la progression de son bataillon pas à pas, dans un grand
mouvement furtif, comme une lente infiltration dans le paysage de l’île de
Guadalcanal, de la plage aux hautes herbes de la colline. Ce n’est qu’une fois
au sommet que l’on découvre le premier visage adverse.
De cette prise guerrière tout en
furtivité, se détache un regard, celui du soldat Witt, personnage tenu par Jim
Caviezel, nous introduisant dans le film par le questionnement. Ayant déserté
une première fois le front, il est retrouvé par son armée, forcé de combattre à
nouveau après s’être retranché sur une île paisible, préservée du conflit. La
quiétude de cette île « foyer », où transparait une certaine joie de
vivre à travers les rires et les chœurs mélanésiens, livrera au soldat Witt
tout au long de son périple le souvenir d’un monde apaisé, vivant en paix et en
harmonie avec la nature.
Cet arrachement, montré avec l’arrivée d’un patrouilleur américain, annonce la fin d’un certain idéal. La guerre rattrape l’esprit pacifiste du personnage. La plupart du temps tourné vers l’intérieur, pressentant qu’un autre monde est possible, son regard empli d’espoir et d’humanité traverse le récit tel un rayon perçant l’obscurité. L’horreur dans les yeux, des images partagées entre le souvenir apaisé d’une peuplade mélanésienne et la vision de soldats japonais agonisants, le soldat Witt continue d’espérer, de croire « en la belle lumière », de mettre à distance la sauvagerie humaine et cette guerre qui, comme il le dira, « empoisonne l’âme ». Écart ahurissant. Aux désillusions du sergent-chef Edward Welsh, joué par Sean Penn, il déclarera, comme pour délivrer le secret de son espérance : « Je vois encore une étincelle en vous ».
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