En abîmes
Jamais un Batman n’a été aussi long. D’une durée de presque trois heures, c’est une tendance à Hollywood tant on peut noter que la durée des dernières sorties (James Bond, West Side Story, Dune, Le Dernier Duel, Spiderman No Way Home, Les Eternels, etc…) dépasse en moyenne 2h30. Signe d’une époque sans doute où la consommation de séries, conçues pour certaines comme des films, n’a jamais été aussi fleurissante et impacte le cinéma à gros budget. Nul doute que cet engouement pour les séries réponde au plaisir de suivre en prenant le temps les personnages et permet tout du moins une certaine immersion. En se basant sur la structure épisodique des séries, le cinéma hollywoodien tente-t-il de renouer à une certaine immersion perdue en étirant la durée de ses films ? On pourrait le croire en voyant la liste s’allonger.
Mais si la longueur de The Batman est là pour nous immerger dans l’univers du comics, cette durée a ici un autre atout : créer de la densité et de la profondeur. A y regarder de près la construction du film de Matt Reeves pourrait trouver une forme d’analogie avec le processus de création d’un tableau. Comme pour élaborer la composition d’une toile dont les bases seraient posées en tout début par quelques traits, Reeves prend le temps de rehausser, d’obscurcir, de créer des surcharges de noir, de superposer des couches de couleurs en subtilité et en nuances. Si bien que l’ensemble à la sortie de la projection produit un effet grandiose et mélancolique.
Le tour du personnage semblait avoir été fait après les versions de Tim Burton, Christopher Nolan et récemment Zack Snyder. Mais force est de constater que le mythe de Batman n’est jamais à cours de variations. Sans doute est-il capable de traverser les époques et de dire quelque chose du monde en creux. En cela le personnage est toujours au diapason de la modernité.
Ainsi cette version se distingue des autres par sa noirceur et sa densité, à l’image d’un monde en proie aux doutes envers ses dirigeants, sortant tout juste d’une période de crise sanitaire de grande ampleur, où le spectre d’une guerre mondiale refait surface. The Batman en dit long du monde qui est et qui vient.
Les premières minutes sont éloquentes. Deux ans que le jeune justicier fait ses armes dans un Gotham poisseux et corrompu. Empêchant les rixes et incartades au détour des rues, « tout Gotham s’entredévore ». Un soir d’Halloween, une meute de voyous agresse un individu sur le quai du métro. Des pas résonnent, une présence camouflée dans l’obscurité s’extrait lentement de la pénombre. On découvre sous une pluie battante le visage de Robert Pattinson sous les traits du Batman s’avançant pour en découdre. En quelques frappes percutantes le super-héros vient à bout du groupe. Cette première apparition contient déjà toute l’intensité du personnage. Etant à la fois furtif et silencieux comme pour mieux observer sa proie avant de lui fondre dessus tel un oiseau de nuit. « Sale bête » (en anglais « Freak ») dira plus tard un des policiers au moment où Batman enquête avec le commissaire Gordon sur la mort du maire de la ville. Le Batman de Matt Reeves est sans doute celui qui est le plus au chevet de son animalité.
Le choix de Robert Pattinson pour l’incarner est une
trouvaille. Connu à ses débuts en tant que vampire dans Twilight, et magicien dans Harry
Potter, l’acteur britannique a su faire ses preuves par la suite dans
différents « costumes» [sombres pour bon nombre d’entre eux] avec David
Cronenberg dans Cosmopolis et Maps to the Star, puis plus récemment
dans High Life de Claire Denis et Le Diable tout le temps de Antonio
Campos. On pourrait également citer au passage The Lost City of Z de James Gray, Good Time de frères Safdie et The
Lighthouse de Robert Eggers, tant ces films sont de véritables réussites.
Avec The Batman, on retrouve la
sensibilité et la profondeur de ses interprétations précédentes, nul besoin
d’en faire des tonnes, quelques mots et un regard suffisent. Le réalisateur de Cloverfield l’a bien compris en
choisissant l’acteur, mettant en exergue la gravité du jeu de Pattinson.
Habituée aux plans larges et aux longs panoramiques, la caméra de Matt Reeves suit de près son superhéros, scrute ses expressions en gros plan, lui fait dire ses pensées en voix-off au tout début du film. Ce rapprochement renforce l’humanité et la sensibilité du personnage, permet de rentrer dans son intimité et de ressentir son état d’âme. Cet aspect vaut aussi pour le Riddler interprété par Paul Dano (remarquable dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson), que l’on découvre à l’ouverture du film en train d’observer un appartement à travers ses jumelles et dont on entend la respiration sur l’Ave Maria de Schubert. Par ce début « hitchcockien » rappelant Fenêtre sur cour, le réalisateur nous indique sa propension à partager l’intériorité des personnages en mettant en évidence leurs tourments. Cette impression de grande proximité fait jeu égal avec la vision des personnages au sens propre et figuré. Tantôt à l’affut, percevant le monde extérieur derrière la visée d’une arme ou muni de lentilles de contact perfectionnées pour mieux le décrypter, tantôt souhaitant intensément mettre un terme à la corruption de Gotham. Ce rapport indissociable entre perception et conception du monde trouve son essor tout au long du film.
Photo de tournage, Matt Reeves donnant ses instructions à Robert Pattinson |
Au moment où Batman se rend sur place après le méfait du Riddler, il scrute posément tous les détails qui trainent çà et là, une empreinte, un signe, un objet laissé par le Riddler, à la manière d’un enquêteur. Mais cette observation minutieuse va bien plus loin, Batman croise le regard du fils du maire assassiné le laissant ainsi orphelin. Un instant suspendu, comme un effet miroir avec la propre histoire de Bruce Wayne, étant-lui-même orphelin. En cela le film de Reeves insiste sur le fait que les personnages ont tous une trajectoire, des parcours de vie qui diffèrent, mais partagent pour certains des fêlures comme Edward Nashton (véritable identité du Riddler) dont on apprendra qu’il a côtoyé Bruce Wayne étant enfant avant d’être placé lui-même en orphelinat. Malgré cette similitude de parcours, il y a un revers, un écart de taille : Edward Nashton n’est pas né sous la même étoile que Bruce Wayne. Ainsi le monde perçu par le superhéros ne peut correspondre à celui de son antagoniste. Entre faire justice en semant le chaos dans Gotham City ou tenter d’assainir la ville de sa corruption par l’enquête, il y a une opposition de points de vue qui trouve son origine dans le passé des personnages.
Zoë Kravitz et Robert Pattinson - photo de préproduction |
Cette opposition vaut aussi pour Selina Kyle (Catwoman - Zoë Kravitz) dont le passé est révélé à Batman comme un nouvel écho à sa propre vie. Chaque personnage a ainsi une partie de son histoire intimement lié à l’autre, comme des miroirs que l’on aurait mis face à face, s’ouvrant à l’altérité, se découvrant des blessures communes par miroitement.
Echo, miroir, mise en abyme. C’est à travers cette dialectique que le film de Matt Reeves prend son ampleur, transformant le spectaculaire associé habituellement aux super-héros en récit policier intime et poignant.
En ce sens la dimension mélancolique de The Batman est portée par une bande originale d’une rare intensité. Michael Giacchino, dont la production musicale se démarque nettement de son précédent travail sur Spiderman No Way Home, semble ici beaucoup plus inspiré, renouant avec certaines de ses partitions emblématiques (Star Trek, La Planète des singes, Là-haut). Deux mois avant la sortie du film, le label américain Water Tower Music (filiale de Warner Bros) avait diffusé un extrait de la bande originale. A la première écoute l’évocation des arrangements mélodiques de Danny Elfman, Hans Zimmer et Shirley Walker surprend, tous trois ayant œuvré singulièrement à la création du thème musical du chevalier noir.
Danny Elfman, Hans Zimmer, Shirley Walker et Michael Giacchino |
Le compositeur fétiche de Matt Reeves s’inscrit dès lors dans une sorte de filiation avec ses pairs, délivrant à la fois émotion, gravité et tristesse à la manière d’une grande marche funèbre. Par ailleurs la référence aux sonates pour piano de Beethoven (n°14) et Chopin (n°2 en si bémol mineur, opus 35) n’est pas loin, tant la plupart des titres de la bande originale se caractérisent par un rythme lent et une structure en plusieurs mouvements. Trois précisément : The Batman, The Riddler et Catwoman. Cette place faite aux œuvres romantiques, déjà annoncée à l’ouverture du film avec Schubert, prend tout son sens à l’écoute de « Sonata in Darkness », présente à la fin de la bande originale, jouée uniquement au piano, réunissant subtilement les trois thèmes des personnages.
Cloverfield, Matt Reeves, 2008 |
Avec ce nouvel opus Matt Reeves décrit sans nul doute un Batman d’une grande humanité en même temps qu’un monde en crise comme jamais, où la soif de justice et de profondes divisions se sont installées. Face à ce chaos, le super-héros doit dépasser ses propres tourments, avancer malgré tout, ne pas succomber à l’appel de la vengeance, mais plutôt « transformer ses meurtrissures », tendre la main, venir en aide et redonner espoir.
Images : The Batman Matt Reeves, 2022
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