Repousser l'infini

Le documentaire réalisé par François de Riberolles sur Magellan pour Arte est exceptionnel. En quatre parties, le périple au bout du monde du navigateur d’origine portugaise et de son armada est raconté de manière à nous embarquer, à prendre part au périple de l’équipage comme si nous y étions. Une exploration dantesque de trois ans et quatre mois à travers le globe, de Séville, port d’attache des cinq navires explorateurs jusqu’aux îles Moluques, lieu d’arrivée et de transition pour récupérer l’épice des épices au début du XVIème siècle : le clou de girofle.

Pour rythmer cette traversée, le réalisateur ponctue son film de témoignages d’historiens, anthropologues, de prises de vues réelles de l’immense trajet de Magellan mais surtout de dessins illustrant de manière efficace le propos que l’on doit à Ugo Bienvenu et à son équipe. Les animations montrant les déplacements des cinq navires sur le planisphère permettent également de se représenter l'échelle incommensurable du périple. Dans sa globalité le documentaire se veut instructif, précis et immersif.

Fernand de Magellan, explorateur de l'infini

Jusqu’au quatrième et dernier épisode il tient en haleine tant le récit du voyage de Magellan correspond à celui d’un scénario de film d’aventure avec son lot de rebondissements. Après de si longues années à errer en mer face à l’inconnu, face à la mort, on se demande comment cette histoire est parvenue jusqu’à nous avec autant de précision et de détails foisonnants.

La réponse tient à un homme. Il s'agit d'Antonio Pigafetta, marin-chroniqueur italien aux ordres du capitaine portugais ayant permis de reconstituer avec exactitude les moments clefs, les étapes importantes de l’expédition de Magellan. Le contenu de sa chronique permet aujourd’hui de se rendre compte, avec un recul de cinq siècles, de l’envergure et de la folie d’un tel voyage.

Antonio Pigafetta, chroniqueur survivant

Manuscrit illustré du récit du voyage de Magellan par Antonio Pigafetta, transcription de l'original perdu conservé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan, page 1 et 14. Date de publication : 1523-1525

Le documentaire restitue ainsi la densité du récit de Pigaffeta en mettant l’accent sur la témérité et la ténacité de l'équipage. En effet les témoignages d’historiens indiquent qu’à l’époque les navigateurs n’avaient pas de sextant, ni de compas et de cartes à bord ou en tout cas très peu, ils comptaient essentiellement sur leur expérience et se repéraient au ciel, aux étoiles et à vue en regardant les oiseaux et les côtes. Ce qui augmentait la difficulté d'orientation et l'incertitude de trouver un morceau de terre pour accoster en cas d'avarie.

Bien que conçu pour naviguer sur des longues distances c’est dans de véritables coques de noix que s’est effectuée la traversée au regard de l’immense parcours qui attendait les marins. La Trinidad, navire capitaine où se trouvait Magellan, le San Antonio, le navire ayant le plus gros tonnage, la Victoria, la Concepción et le Santiago, le plus petit, étaient tous chargés à bloc au départ de Séville, remplis de denrées et de fournitures en tout genre, avec 237 hommes à bord. Ne restera de cette armada que 18 survivants, dont Antonio Pigaffeta et un seul navire. 

Dans un article sur la cartographie, il est noté que le chroniqueur s’est probablement inspiré du récit de voyage en mer Egée de l’humaniste florentin Cristoforo Buondelmonti (datant de 1420) pour raconter le périple de Magellan, dont il transposa la forme dans son propre manuscrit en y joignant plusieurs illustrations de cartes stylisées attestant de sa considération pour l’ensemble du globe en tant qu'immense archipel.

Réplique de la Victoria, une des cinq caraques de l'expédition de Magellan

Par ailleurs la chronique de Pigafetta donne de précieuses informations sur les conditions de navigation et les zones géographiques traversées dont certaines très hostiles. Un des historiens du documentaire insiste sur la témérité des navigateurs devant l’impossibilité d’avoir recours à toute forme d’assistance, signifiant pour eux se débrouiller seuls, être parfaitement autonomes en supportant l’idée d’un faible espoir de retour. D'un certain point de vue, comparé aux moyens d’aujourd’hui pour explorer de nouvelles zones du monde, l’expédition de Magellan fut bien plus périlleuse que la mission Apollo XI en son temps.

La faucheuse, omniprésente durant la traversée de Magellan

La mort plane ainsi tout du long au-dessus des cinq navires, donnant l’occasion aux dessinateurs du documentaire d’exprimer de multiples visions macabres, où la faucheuse apparait souvent dans des instants de dénouements tragiques. La mutinerie des capitaines espagnols, la recherche chaotique d’un passage vers l’océan pacifique le long des côtes brésiliennes, le désert nautique une fois le détroit de Magellan franchi, la désertion du San Antonio, les efforts déployés pour le retrouver, le naufrage du Santiago, la malnutrition, l'attaque d'une des îles Philippines virant au drame, etc…

Consécutivement au départ des côtes espagnoles, s’enchaînent tout un lot de désastres et de morts en pagailles que Magellan tenta d’enrayer pour accomplir son but. L’enjeu étant d’atteindre les îles Moluques pour en récupérer l’épice des épices et prouver à l’empereur Charles Quint, mécène et commanditaire, que l’archipel indonésien était bel et bien la propriété de l’Espagne, se trouvant du bon côté de la ligne imaginaire antiméridienne (limite géographique instaurée à la fin du XVème siècle suite au traité de Tordesillas de 1494 divisant le globe en deux demi-sphère d’influence maritime entre le Portugal et l’Espagne). Or à l’époque aucun instrument ne permettait d’affirmer avec exactitude où se situait cette ligne imaginaire. Magellan estimait que les Moluques étaient espagnoles, il fut donc probablement dans un grand désarroi lorsqu’il prit conscience de son erreur, ce qui entraina peut-être son geste désespéré lors de la bataille de Mactan où il perdit la vie.

Le périple de Magellan, du sud de l'Espagne vers les îles Moluques
Planisphère d'Alberto Cantino, vers 1502, avec sa ligne de démarcation bleue entre les territoires espagnols et portugais

De son objectif principal consistant à ouvrir la route des épices aux premières sources de conflits, l’expédition du navigateur virent progressivement au chaos et à l'épique. En effet chaque nouvelle étape de son voyage du bout du monde ressemble à un saut dans le vide, une avancée à l’aveugle pointant vers l’ouest absolu sans retour possible où les limites sont à repousser perpétuellement, accompagnées par la nécessité de vaincre un horizon infini.

A travers certains passages du documentaire, cette exploration du monde à l’aveugle prend ainsi une connotation transcendantale, notamment dans les moments les plus difficiles de la traversée, les plus téméraires, les plus effrayant aussi. En exemple lorsque la caraque Victoria finit par abandonner la recherche du San Antonio après avoir déambulée trois mois à tâtons dans presque tous les bras du détroit de Magellan et déposer des drapeaux sur chaque colline de chaque cap avec un message enterré pour tenter de le retrouver alors qu’il venait de déserter vers son port d’attache. Impression sidérante de changement d’échelle, de mouvements de grande ampleur pour aucun résultat si ce n'est une fatigue extrême. Mais il y a aussi ce moment où Magellan remonte la côte chilienne, lorsqu’il fait face à un horizon dégagé, qui lui fait comprendre qu’il a enfin réussi à rejoindre la « Mer du Sud », le « Pacifique », après avoir erré sans perspective au sud de l’Amérique pendant des mois, redonnant le moral à un équipage meurtri. 

Dans son succès, il ne s’arrêta pas avant les îles Mariannes, ratant par malchance la découverte d’autres archipels, notamment Tahiti et l’Ile de Pâques. Mais par cette ouverture salvatrice et le dépassement de cette limite, il fut le premier à démontrer que la Terre est circum-naviguable, qu’elle pouvait être parcourue circulairement du ponant au levant en gardant la même trajectoire. 

Ainsi la vraie réussite du documentaire est de parvenir à montrer, à faire sentir, comment Magellan repoussa les limites du monde connu pour en explorer l’invisible, le non connu, abolissant l’infini de l’horizon, permettant le dévoilement du vide par une bonne dose d'empirisme et de courage tout en gardant espoir.

Le clou de girofle, perle des épices au début du XVIème siècle

De cette première trace de mondialisation où l'expédition de Magellan circuit le monde pour faire le commerce d'une épice, l’histoire retiendra les noms de deux survivants magnifiques parmi les dix-huit rescapés : le chroniqueur Antonio Pigafetta et Juan Sebastian Elcano, le capitaine de la Victoria, unique navire restant de l’armada décimée après trois ans de périple (la Concepción ayant été incendiée faute d’équipage et la Trinidad démantelée, fragilisée par une tentative infructueuse de retour vers l’Espagne au nord-est du pacifique).

N’ayant pu achever totalement son périple, terrassé par une flèche empoisonnée, la mort de Magellan occasionna la promotion de celui qui dans la baie de San Julian faisait partie des mutins espagnols s'opposant au navigateur portugais, doutant d’un passage vers l’ouest et surtout des chances de survie dans ces régions froides et désertes. Juan Sebastian Elcano fut pourtant celui qui, une fois amnistié par Magellan, contribua à finir le grand voyage et à sauver ce qui restait de son armada en réussissant l’exploit de boucler le tour du monde et de revenir à Séville avec la Victoria, signe d'un heureux présage, le 8 septembre 1522.

De gauche à droite, monuments à Antonio Pigafetta (Vicence, 1959, sculpteur Giuseppe Zanetti), Juan Sebastian Elcano (Getaria, 1888, sculpteur Ricardo Bellver) et Magellan (Monument aux découvertes, Lisbonne, 1960, Leopoldo de Almeida)
 

Images : L'Incroyable Périple de Magellan François de Riberolles, 2022
 

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