Contrejour
Bien qu’éloignés du point de vue narratif, The Whale de Darren Aronofsky et Vortex de Gaspar Noé offrent quelques résonances singulières. L’une d’elles se caractérise par une mise en scène crue, où se jouent un rapport aux espaces de vie, filmés tels des lieux de passage, de transitions ou de finitude dont les frontières entre intérieur et extérieur, entre monde intime et monde ouvert, révèlent progressivement un quotidien en instance de délitement. Dans les deux films l’habitat est montré comme un espace de suffocation, plongé dans l’ombre, à l’intérieur duquel les êtres évoluent reclus en attendant la fin.
Chez Gaspar Noé c’est un appartement boyau, tortueux, rempli de livres et de bibelots en tout genre tandis que chez Aronofsky c’est un appartement taudis (à l’exception d’une pièce) où la nourriture traine çà et là. L’un et l’autre représentent l’affaissement des êtres en milieu clos dans leur solitude.
De cette décrépitude, les deux réalisateurs font naitre des instants de beauté, des moments sublimes émergeant de ces cavernes modernes, apportant émotion et méditation, tant les deux métrages abordent des questions existentielles et ontologiques.
The Whale développe un récit intensément dramatique où Brendan Fraser (Charlie), Sadie Sink (Ellie, Maxine dans Strangers Things), Hong Chau (Liz) et Ty Simpkins (Thomas) sont exceptionnels. De nombreuses séquences sont bouleversantes, autant par la puissante beauté des cadrages que par les dialogues désarmants entre Charlie et tous ceux qui l’aiment ou qui le détestent. Darren Aronofsky fait surgir de cet étouffant appartement cloaque à l’allure de dernière demeure isolée du reste du monde, telle l’embarcation du Capitaine Achab dans Moby-Dick, la lumière et le pardon.
C’est sans doute la grande différence avec le film de Gaspar Noé. Chez Aronofsky le film se termine par un accomplissement lié au pardon, alors que chez Noé il se termine par un évidement du décor, comme une grande aspiration de la vie par le temps et l’espace.
Autre distinction notable entre les deux films, la connotation religieuse chez Aronofsky par la symbolique de la lumière. Celle du soleil, faisant brutalement irruption à la fin du film par la porte d’entrée de l’appartement en même temps que la fille de Charlie, lui lisant ce qu’elle avait écrit auparavant sur le narrateur du roman d’Herman Melville, donnant la force à Charlie de se lever pour la rejoindre, et enfin être libéré de sa culpabilité. Cette scène contient deux allusions mystiques, la première lorsque les pieds de Charlie décollent du sol et la seconde lorsque son visage, tourné vers le haut, disparait dans un halo de lumière zénithal. Le texte lu par Ellie prend soudain une valeur sacrée, tel un mantra, agissant depuis son début comme un artefact réparateur et libérateur.
Mais il y a une autre scène lumineuse, lorsque Charlie révèle pour la première fois son apparence à ses élèves lors d’une dernière visioconférence, en leur signifiant que son cours n’a pas d’importance, que les devoirs ne sont rien mais qu’en comparaison la sincérité dont ils ont fait preuve à travers leurs textes dépasse le reste. Charlie dévoile alors en retour son visage et son corps avachi dans le canapé avec sa sonde respiratoire, puis jette son ordinateur portable. Le trou noir du début, le vide et la voix cèdent la place à la chair, les élèves sidérés, découvrent que derrière l’esprit cultivé et pédagogue de leur professeur se cache en réalité le corps d’un homme malade, handicapé et agonisant.
En
contrepoint le film de Gaspar Noé est moins emphatique et beaucoup plus radical,
en preuve le synopsis cinglant et lapidaire de Vortex : « La
vie est une courte fête qui sera vite oubliée ». La mise en scène l’est
tout autant, jouant le split-screen découpant l’image en deux comme pour
fissurer la vie.
Plus radical que The Whale mais non dénué d’émotions bien au contraire et tout autant lié à la notion de décrépitude, de fatigue et d’épuisement des corps, Vortex est une incursion de quelques mois dans le quotidien de deux personnes âgées. Par son efficace et impressionnant dispositif de mise en scène autour du sujet universel de la vieillesse, Gaspar Noé signe peut-être son meilleur film, le plus touchant, le plus sombre aussi, avec Climax et Seul contre Tous.
Le couple formé par Dario Argento et Françoise Lebrun est exceptionnel, tout comme Alex Lutz incarnant leur fils Stéphane. Vortex est un film vanité, ou "memento mori", d’une grande mélancolie où chaque échange entre les personnages ressemble à des tranches de vie étonnamment naturelles en raison de la grande part d’improvisation des acteurs (scène édifiante des voiturettes entrechoquées par le petit-fils de la famille). C’est aussi un film nature-morte, qui montre et suggère le délabrement du vivant à travers les bibelots en désordre, la vaisselle, les livres, les courses, les repas, mais aussi la disparition des traces de vie par l’évidement du cadre et sa dislocation.
Aussi, lorsque le split-screen apparait progressivement, le film de Gaspar Noé marque une rupture de ton sur le devenir de ses personnages. Comme quelque chose annonçant la fragmentation de leur vie. Cette chose, c'est le temps. Occupé à grignoter ostensiblement l’espace du cadre en même temps que l’esprit et le corps du couple âgé. Le film peut être d'ailleurs perçu comme allégorique et réflexif évoquant la phrase latine millénaire : « Vulnerant omnes, ultima necat », « Toutes blessent, la dernière tue », en référence aux heures, anciennement présente sur les cadrans solaires des églises. Vortex est ainsi une œuvre exprimant le flétrissement des êtres, mettant à jour leurs fragilités exposées au temps.
Du générique d’introduction chanté par François Hardy « Mon amie la rose » à la citation du conte inédit d’Edgar Allan Poe « Un rêve dans un rêve » prononcée par Dario Argento, Vortex tire toute sa puissance destructrice du banal et de l’usure ordinaire. Chez les deux réalisateurs un compte à rebours est lancé après le constat d’un délitement, sans moyen de lutter ou de s’extraire, comme un magnétisme ou une embardée irrémédiable vers la disparition.
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Pensées sur Vortex de Gaspar Noé :
De l’appartement boyau, tunnel, tanière, disparaissent les vivants aspirés par la vieillesse et la maladie, emportant comme une déferlante, les illustres navires, prenant l’eau de toute part, dont on sait qu’ils ne résisteront plus longtemps au gré des assauts répétés des rouleaux, mâchant les souvenirs, les effets, les organes, la mémoire pour ne recracher que le néant et l’oubli.
Fin de route, fin de parcours, face aux creusements du temps, laissant les êtres fatigués, abîmés, malades, au point d’effondrement jusqu’à disparition totale, telle la marée recouvrant les châteaux de sable puis plus rien.
Images : The Whale Darren Aronofsky, 2022 / Vortex Gaspard Noé, 2021 / Sandsculpture RW, 2000
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