La nuit en son épicentre
Au sortir de la projection de The Zone of Interest de Jonathan Glazer, il fut difficile de s’ancrer à nouveau au réel, de retrouver le présent, tant le film plonge dans une atmosphère de mort et laisse des images fortes.
Après Under the Skin et deux courts-métrages, le réalisateur britannique continue de développer son œuvre autour des zones d’ombres de l’histoire et de l’humanité. The Zone of Interest est son quatrième long-métrage, réalisé dix ans après Under the Skin. Une décennie de murissement pour parvenir à un résultat choc, une œuvre majeure dont le socle est le livre de Martin Amis publié en 2014, faisant le récit d’un commandant de camp d’extermination et de sa famille installée à Auschwitz. A noter que l’expression « zone d’intérêt » était utilisée par les nazis pour décrire les quarante kilomètres carrés entourant Auschwitz dans la Pologne annexée par l’Allemagne.
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L'affiche du film |
Avec Under the Skin, le réalisateur avait déjà entamé son virage vers la représentation du mal en milieu ordinaire à travers les pérégrinations d’une entité extraterrestre. Il annonçait aussi déjà sa capacité à mettre en bascule la réalité dans des espaces sous-jacents, des « outerspace » faits d’obscurités et d’inquiétantes abîmes, où les personnages s’enfoncent, perdent leur chair, disparaissent.
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Images extraites d'Under the Skin, troisième long métrage de Jonathan Glazer, 2013 |
Prolongement thématique et esthétique effectué par la suite avec les courts-métrages The Fall (2019) et Strasbourg 1518 (2020, réalisé durant la période Covid), où l’on retrouve clairement son art de la spatialisation à travers la mise en scène de faits inquiétants. La torture pour The Fall, où une foule masquée s’en prend cruellement à un homme dont on ne sait pas vraiment à quelle époque elle appartient (cela pourrait bien être la nôtre), et la malédiction ou la possession pour Strasbourg 1518, faisant référence à l’épisode d’épidémie dansante ayant eu lieu en juillet 1518 dans la capitale de l’Europe, étrange résonance avec le Covid 19.
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Images de The Fall (2019) et Strasbourg 1518 (2020) de Jonathan Glazer |
Ce dernier métrage joue par ailleurs parfaitement le rôle de transition entre Under the Skin et The Zone of Interest en s’intéressant à un fait historique inimaginable, dont Jean Teulé a fait le récit dans son roman historique Entrez dans la danse, et en mettant en exergue un sujet éminemment macabre. Avec ce quatrième film, Jonathan Glazer fait logiquement aboutir son travail vers l’horreur historique et la monstruosité, sans image choc dans la plus claire banalité. Or comment une telle tension liée à l’horreur des camps sans rien en montrer est-elle rendue possible ?
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Affiche polonaise du film The Zone of Interest |
Comme soubassements principaux à cette réalité glaçante portée sur grand écran, la recherche sonore et la spatialisation. Dans une interview accordée à Mark Salisbury pour le site ScreenDaily, Jonathan Glazer confia ceci : « Le film de premier plan, celui que nous voyons, est en grande partie sans incident, peu dramatique. Mais il est imprégné de tout ce que vous entendez. Et ce que vous entendez se répercute sur chaque image. Les atrocités commises dans les camps sont perpétuelles, il n’y a donc pas de moment calme. […] le son est ambiant, le son est l’autre film et, sans doute, le film, pour moi. ». Pour illustrer le propos, dès le début du film apparait un écran noir de quelques minutes accompagné de sons peu identifiables, formant des bribes musicales diffuses avant de basculer vers un plan large immaculé montrant le commandant nazi et sa famille en plein déjeuner sur l’herbe. Contraste saisissant, comme si quelque chose d’organique, de méconnaissable, cherchait à s’exprimer par-delà l’abîme, et accueillait cette première image banale sous la gouverne d’une monstruosité.
Autre marqueur fort, les sons hors-champ, toujours lointains, dont on sait qu’ils proviennent du camp d’Auschwitz jouxtant la maison du commandant, se superposant aux sons du quotidien. Cela donne une piste sonore de l’enfer ramenée au premier plan, où l’on entend des hurlements, des coups de feu, des outils, les bruits d’une machine de mort. Le spectateur est immergé dans un bourdonnement permanent. Dans une interview donnée à Technikart, Johnnie Burn, sound designer sur le film, indique ceci : « Le réalisateur a imaginé ce bourdonnement, comme un rythme. Au montage, j’ai suggéré de monter en rythme le son d’une fournaise dans une cheminée, accompagné de bruits de vent, pour créer ce vrombissement. Jonathan a proposé de l’utiliser également en bruit de fond en intégralité dans la scène où Rudolph Höss fume un cigare dans le jardin, avant d’aller se coucher. Et c’était tout ! Puis lors d’une projection test avec l’équipe, sans cette piste de vrombissement donc, Chris Oddy, le chef décorateur nous a dit : « Vous n’avez pas donné toute la mesure industrielle du camp, ce n’est pas assez bruyant. Ce devrait être un vrombissement constant. » Il avait raison ! Le son de la mort manquait. J’en parle aussitôt à Jon qui me suggère de placer ce son sur tout le film.[…] On n’y avait pas pensé au départ, ce n’était pas dans le script et maintenant, on n’entend plus que cela, la machine de la mort en marche ».
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Image du film The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2023) et photo de l'installation de Christian Boltanski Personnes au Grand Palais (2010) |
Quand bien même cette effroyable bande-son nappe le film et pourrait en constituer la seule trame sonore, se joint également la musique de Mica Levi faisant corps avec le travail de Johnnie Burn. Celle-ci avait déjà travaillée sur les trois précédents films de Jonathan Glazer. Ici on retient principalement la musique d’ouverture, déstructurée, et le générique de fin, composé d’un chœur dissonant, ascendant et descendant, non sans rappeler le chœur de 2001, l’Odyssée de l’espace, exprimant le malaise et la désagrégation.
D’autres mouvements sonores sont aussi à souligner, notamment pour leur côté éruptif, brouillant la linéarité du quotidien de la famille Höss, comme s’il s’agissait d’une manifestation parasite tapie dans le revers de l’espace filmé. Cette dimension autre dont on sent qu’elle existe par la propagation aléatoire d’une voix parasite durant tout le film, se retrouve aussi au niveau visuel, par l’intermédiaire d’une opposition très marquée entre les trois couleurs principales : le noir, le blanc et le rouge avec pour nuances complémentaires le gris, le brun et le vert. Cette opposition se manifeste dès l’ouverture du film où l’écran noir cède la place à un paysage champêtre baigné de lumière. Contraste que l’on retrouve aussi symboliquement, lorsque l’on découvre le jardin de la maison Höss, parfaitement entretenu, avec des enfants qui jouent, et en arrière-plan l’imposante silhouette d’un mirador derrière un mur de séparation en béton surplombé de barbelés électrifiés. Jeux d’enfants et mirador se télescopent dans la même image. Innocence et surveillance concentrationnaire, pour ne pas dire mort, au même endroit, à la même place. Il n’y a pas de rupture de ton, les deux font partis du même espace, et c’est cela qui rend la chose inquiétante.
Mais on peut aussi opposer la fumée noire sortant de la cheminée des fours crématoires, toujours filmée en arrière-plan, au ciel bleu, à la lumière du jour, aux fleurs bigarrées du jardin, dont le réalisateur s’attarde sur l’une d’entre-elles, de couleur rouge, celle de l'affiche polonaise, disparaissant en fondu pour ne devenir qu’un aplat, écarlate comme le sang.
Le réalisateur fait ainsi coexister des contraires dans le même lieu, au point parfois qu’ils se mélangent ou se confondent insidieusement. L’exemple des cendres se déversant dans la rivière où se baigne la famille Höss, ou alors, en plein hiver, derrière une fenêtre on ne sait plus très bien si ce sont des flocons qui tombent ou des cendres.
Enfin il y a un autre écart sidérant, de nature spatio-temporelle, un bond en avant dans le temps ouvrant une brèche vers aujourd’hui mais plus encore vers le réel. Il s’agit de la scène où le commandant nazi, au moment de sortir du bâtiment administratif ayant servi de lieu décisionnaire de la solution finale, scrute l’obscurité d’un couloir. Son regard se raccorde au présent par cette obscurité qui débouche sur le judas d’une porte de chambre à gaz, trouée de lumière dévoilant la réalité des espaces d’exterminations aujourd’hui, dont les murs abîmés, les fours crématoires suggèrent l’horreur. Images véridiques contemporaines du camp d’Auschwitz devenu musée, dont on voit les femmes de ménage nettoyer les différentes parties, les différents espaces, car de nos jours visité en tant que lieu de mémoire. Cette scène à l’allure de trou noir, véritable prolepse cinématographique (ou flashforward), indexe le présent comme une dimension parallèle et prend à témoin le spectateur. Mais c’est surtout un retour à la mémoire, un retour à ce qu’a été concrètement le dispositif industriel de l’horreur, dont aucune image n’était visible jusqu’à alors dans le récit.
La couleur noire traverse ainsi le film de part en part. Déjà visible en aplat sur l’affiche comme couleur de remplacement du ciel, isolant la scène en la détachant sur un fond monochrome, décrivant un espace sans lumière mais avec des ombres portées, ce violent contraste instaure de fait une contradiction, un malaise ambiant. Comme si les images montrées dans le film étaient symboliquement entourées de manière permanente d'obscurité. Mais la couleur noire de l'affiche peut être aussi assimilable au vide, à l'absence, comme si le camp d'Auschwitz n'existait pas, comme si la réalité du camp, les massacres des déportés, étaient purement ignorés.
De par sa désignation géographique glaçante et même au-delà, la zone d’intérêt est en fait une zone de ténèbre, tout ce qui se trouve à proximité de son épicentre, la maison des Höss, appartient à un espace létal, c’est une zone terrifiante, un espace de cauchemar.
On pourrait même ajouter espace d’enfermement, de suffocation, où règne l’absence de vie et de liberté. Cette idée se ressent à l’écran dans toutes les scènes montrant le jardin, bien que paradoxalement animé par les scènes de baignades, d’anniversaire et de jeux il demeure incroyablement figé, rigoureusement propre, rigoureusement lisse et froid. Fleurs, plantes, arbustes semblent factices, ne sont là que pour mieux masquer l’indicible. Un décor trompeur, sans air, sans oiseaux, sans insectes, comme empaillé, à l’image des trophées accrochés aux murs de la maison et maintenu en état artificiel de vie.
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Géométrie de l'image et perspective vers l'abîme, The Fall (2019) et The Zone of Interest (2023), Jonathan Glazer |
Par ailleurs, cette étrange fixité du vivant se trouve renforcée par la fixité du cadre et la construction de l’image, dont la géométrie rigoureuse (lignes de fuite du jardin, des couloirs, des baraquements, donnant l’illusion d’un espace trapézoïdale) évoque les inquiétantes perspectives des camps de la mort. Jonathan Glazer construit ingénieusement sa mise en scène par rapport aux images qui hantent, précisément ici celle de l’entrée du camp d’Auschwitz prise en 1945. En adéquation avec cette rigueur géométrique, il met aussi l’accent sur l’idée de banalité en allant jusqu’à placer plusieurs caméras dans chacune des pièces de la maison nazie pour rendre compte des activités quotidiennes de la famille Höss, à la manière d’images issues d’une télé réalité, donnant l’impression d’être dans le laboratoire du mal et d’en suivre l’ordinaire. Le réalisateur précise à ce propos que l’approche de sa mise en scène consistait à prendre du recul et à examiner les actions de la famille Höss, d’un point de vue anthropologique et factuel : « Je voulais mettre le spectateur dans la maison avec ces gens en temps réel ; sentir que cela se passait maintenant. Que nous étions au présent. ».
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Image d'archive du porche d'entrée d'Auschwitz-Birkenau (1945) et photo de l'installation Personnes de Christian Boltanski au Grand Palais (2010) |
Cet effet de mise en scène se prolonge même en extérieur, en dehors de l’espace de la maison, montrant une jeune résistante cachant des fruits dans les gravats où travaillent les prisonniers du camp. Scènes particulièrement précieuses, à contre-courant des autres, filmées exceptionnellement en caméra thermique [d'où son aspect en négatif], comme pour mieux révéler ce geste d’humanité perdu dans l’ignominie.
Comme développé plus haut, le réalisateur procède de la suggestion et interroge notre rapport aux images et à l’Histoire. Si le film parait aussi chargé, aussi lourd à regarder, c’est aussi parce-ce qu’il convoque de nombreuses références tacites ou explicites. Les premières correspondent au traumatisme de la Shoah, dont la mémoire est réactivée par les images de fin, (amoncellement de chaussures, de béquilles, de corsets, de vêtements, d’effets intimes ôtés par les nazis avant de brûler les corps). Images spectrales renvoyant aux charniers, aux photos du camp d’Auschwitz, mais aussi aux films d’Alain Resnais Nuit et Brouillard (court-métrage réalisé en 1956) et de Claude Lanzmann Shoah (film de 9h, sans images d’archives mais avec de nombreux témoignages, réalisé en 1985). On pense aussi à l’installation monumentale de Christian Boltanski, Personnes au Grand Palais en 2010, dont le dispositif renvoi explicitement à la déportation et à la mort. On songe également aux œuvres de Francis Bacon et Hugo Steiner-Prag à l'entente des hurlements et des coups de feu hors-champ, moments de grandes détresses et de souffrances, doublés parfois de distorsions sonores, dont celles-ci se font les terribles échos plastiques. Tout comme l’immense toile d’Anselm Kieffer Les Célèbres Ordres de la Nuit, vient à l’esprit, lorsque l’on réfléchit au ciel noir de l’affiche, décrivant ici un corps humain allongé sur un sol sec et craquelé entre ciel et terre, entre lumière et ténèbres.
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Autoportrait de Francis Bacon - 1971, 35,5x30,5 cm, huile sur toile et Komposition IV, de Hugo Steiner-Prag, lithographie, vers 1915, 16,5x12,0 cm |
Indépendamment de l’historicité des faits, mais plutôt à travers son aspect sensoriel, le film de Jonathan Glazer fait aussi travailler des références pouvant agir comme des clefs de décryptage afin de faire réfléchir, d’interroger ce à quoi on assiste. Certaines pouvant même être sans lien direct avec le sujet du film en convoquant par exemple des images, des sons, traitant de l’horreur traumatique, du mal et des espaces cauchemardesques. Pour ma part je me suis étonné à penser dès les premières sonorités du film au jeu vidéo Silent Hill (créé par Keiichiro Toyama) notamment en raison de la déformation des sons, modalité très présente et pesante dans la bande-son composée par Akira Yamaoka. Mais aussi aux zones parallèles tourmentées du jeu rappelant assez explicitement le couloir en toute fin menant aux chambres à gaz, tel un portail vers l’enfer.
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Le puit de The Fall (2019) et un couloir de ténèbres de Silent Hill (1999) |
Au regard d’une telle densité, The Zone of Interest s’impose comme une œuvre majeure. Pas seulement pour sa représentation glaçante d’un fait historique, mais aussi pour sa capacité à faire réfléchir à la notion de mal en rapport avec la notion de banalité. Cette « banalité du mal » dont il est question, termes utilisés conjointement par Hannah Arendt comme sous-titre de son livre Eichmann à Jérusalem pour qualifier l’absence de pensée, la médiocrité du commandant nazi, fit scandale à son époque. En substance, la philosophe expliquait que le mal ne réside pas dans l’extraordinaire mais dans les petites choses, une quotidienneté à commettre les crimes les plus graves. J’invite le lecteur, la lectrice, à écouter l’émission d’Adèle Van Reeth à ce sujet.
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Vues de l'installation visuelle et sonore "Personnes" de Christian Boltanski dans la nef du Grand Palais (2010) |
Le film engage ainsi à méditer, à exercer son propre jugement moral, au vu et à l’écoute d’un mal ayant un visage humain qui pourtant feint d’ignorer l’insoutenable en dehors de ses murs. Comment une telle indifférence est-elle possible ? Un large questionnement qui ne peut s’affranchir des images d’horreur accompagnant cette sombre période historique, et qui viennent à l’esprit lorsque l’on entend le vrombissement de la machine de mort qu’était Auschwitz. The Zone of Interest est surtout une œuvre de mémoires, qui travaille la question du mal dans son ensemble, et qui devrait être montrée à tous. Par ailleurs, un dossier pédagogique extrêmement détaillé sur le film est déjà disponible.
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Images des films : Under the Skin (2013), The Fall (2019), Strasbourg 1518 (2020) et The Zone of Interest (2023), Jonathan Glazer.
Photos de l’installation « Personnes » de Christian Boltanski à la Monumenta du Grand Palais, 13 janvier au 21 février 2010.
Image de l’article : peinture d’Anselm Kiefer « Les Ordres de la Nuit », 1997, acrylique et émulsion sur toile 510x500 cm Musée Guggenheim Bilbao.
Image d'archive : le porche d'entrée du camp d'Auschwitz-Birkenau, 1941 ou 1945
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