Sublime Tokyo - L'homme du soleil levant

Comment capter la vie moderne ? La vie à l’intérieur des grandes métropoles ? Comment montrer l’habitant au privé et ses interactions dans l’espace public ? La société dans laquelle il baigne ?

C’est ce que tente de nous raconter Perfect Days de Wim Wenders, film sorti l’année dernière, ayant reçu le prix d’interprétation masculine à Cannes pour son acteur principal Kōji Yakusho.

Hirayama (Kōji Yakusho)

Le point de vue adopté est celui d’un agent d’entretien Tokyoïte. Hirayama vit seul dans sa maison proche de la tour de Tokyo (tour de radiodiffusion Skytree). Son quotidien est réglé sur le nettoyage des toilettes publiques de la ville à l’aide de son assistant peu besogneux et souvent en retard. L’homme âgé d’une soixantaine d’année se dévoue entièrement à sa tâche quotidienne tel un Sisyphe des temps modernes. Mais cette référence mythologique s’arrête au côté répétitif de son travail et non à son dur labeur, encore moins à son côté dégradant. Pour contrecarrer la morosité de cette routine, Wim Wenders dépeint un personnage attentif à son environnement, prenant des photos de son quotidien, les archivant, prenant soin aussi de jeunes arbustes qu’il déterre selon les occasions pour les ramener chez lui. Levant la tête au ciel chaque matin, humant l’air, Hirayama se démarque par sa propension à ne rien dire mais à tout observer, à tout ressentir. La nature tout d’abord, les arbres, le paysage urbain, mais aussi sa société, les passants, les usagers, les promeneurs. Sur la route, en vadrouille entre les différentes zones dont il a la charge, Hirayama est l’homme que les gens ne voient jamais mais qui permet à la ville de rester propre.

Soucieux de son espace de travail, il connaît la multitude qui rencontre ces espaces, qui sont aussi des espaces de vie. De vie intime, où chacun se réfugie provisoirement. Cette vie « cachée » transparaît par bribes lorsqu’Hirayama trouve par exemple un papier glissé entre les parois d’une toilette publique, qu’il se décide à compléter comme pour signaler sa présence subtile, et instaurer une forme de dialogue. Son travail lui permet de côtoyer la foule mais aussi les individus, notamment lorsqu’il aide un gamin à sortir des toilettes ou bien lorsqu’il prête attention à un sans-abri que tout le monde ignore. Le regard d’Hirayama interroge sur la place que chacun occupe dans la société, du rôle qu’il tient mais aussi d’une certaine hiérarchie de classe. La scène de la rencontre avec sa sœur est édifiante où l’on devine l’immense fossé qui sépare les deux personnages qui pourtant font parti de la même famille. Frontière perceptible par les signes extérieurs de richesse (grosse cylindrée avec chauffeur v.s fourgonnette) mais aussi par leurs vêtements et leur statut dans la société (agent d’entretien et femme d’affaires).

Tokyo la nuit, entre espace traditionnel et espace de modernité

Perfect Days questionne ainsi dans un premier temps le rapport au travail dans une grande métropole, aux tâches du quotidien, comme révélateur d’interactions humaines, de rencontres esquissées, parfois inattendues. La question du bonheur n’est pas loin non plus, tant le film met en évidence des ouvertures, des bouffées d’air, des îlots de sérénité, après le travail. Des moments de calme qui font progressivement prendre conscience que l’un et l’autre se complètent, qu’ils forment un tout non sécable. Que sont-ils précisément ? Pour Hirayama il s’agit de s’évader de cet ordinaire par la musique, la lecture, la photographie et le jardinage. Le réalisateur montre son personnage pas seulement au travail mais aussi en pleine activité culturelle comme s’il s’agissait d’une nécessité de circonstance. Ainsi le soir il lit les nouvelles de William Faulkner, Patricia Highsmith, puis Aya Kōda (sa nouvelle intitulée Arbre). Lors de ses trajets et chez lui, il écoute des morceaux anthologiques des années 60-70 sur cassette (Lou Reed, Patti Smith, The Animals, The Turtles, Nina Simone, Van Morrison). Enfin au moment de ses pauses repas, à l’ombre d’un parc, il prend en photo le ciel et les arbres.

Lecture de la ville, entre macrocosme et microcosme

Hirayama et sa nièce saisissant le "Komorebi"

Le quotidien d’Hirayama est ainsi rythmé par la culture, par le soucis de faire quelque chose qui le maintienne au monde. Il se cultive, s’occupe, en prenant soin des arbustes qu’il récupère comme il prend soin de lui-même. Le film de Wenders insiste bien sur cette sagesse de vie : l’importance d’avoir son jardin intérieur, de le cultiver, d’observer, de créer, pour ne pas dépérir, pour ne pas être esclave de sa tâche. Bien que la solitude semble parfois peser sur Hirayama, il n’est pas coupé du monde, bien au contraire. Il l’observe posément, l’aime pour sa beauté et sa diversité, pour ses ténèbres et ses lumières, pour sa poésie. Une poésie qui prend racine dans l’observation du réel, précisément du mouvement des feuilles à la lumière du soleil. C’est d’ailleurs par le terme « Komorebi », mot utilisé en japonais pour désigner ce phénomène naturel observable dans l’instant, que se termine le film en guise de conclusion poétique. Comme une métaphore subtile à travers laquelle il est possible d’associer le chatoiement des feuilles à celui des êtres, eux-mêmes traversés de lumières et que ces lumières mettent en exergue les fêlures autant qu’elles cherchent à leur donner de l’éclat. Le film émet ainsi l’idée d’une culture à soi, comme quelque chose de constitutif à notre personnalité, à notre sensibilité, à entretenir au gré du quotidien. Une culture qui fait parti de l’identité de chacun, qui préserve, qui nourri, qui renforce et qui permet de tout traverser. C’est là à mon avis que réside la beauté du film de Wenders.

On sent par ailleurs que les moments de lecture et d’écoute, sont comme des instants de grâce pour le personnage, que ces instants semblent dissiper son passé trouble, un vécu douloureux peut-être. Mais encore mieux, que ces passions sont aussi le moyen pour lui de tisser des liens, de créer des ponts, de susciter les rencontres. Cela peut-être par exemple la chanson de Patti Smith Redondo Beach diffusée à l’autoradio, que la petite amie du collègue d’Hirayama, découvre et emprunte par la suite. The House of the Rising Sun chanté en japonais par Mama, la gérante d’un bar, à la demande d’Hirayama, les livres de nouvelles que s’approprie sa nièce. Cultiver son jardin et le maintenir ouvert, fait la place à la transmission, aux discussions, à la spontanéité des échanges.

Avec Perfect Days le réalisateur de Paris, Texas et des Ailes du Désir parvient ainsi à relier l’intimité et la société japonaise, l’intériorité bouleversante d’un homme et les grands flux qui animent Tokyo. Mais de ce grand écart entre réalité du quotidien et intimité, naissent des images oniriques qui se superposent et s’additionnent, ici en surimpression et en noir et blanc lors des rêves d’Hirayama. Ce parti pris esthétique pour décrire ses rêves évoque le surréalisme, ajoute une troisième dimension au film, celle de la poésie. Si par son format d’image le film a une apparence documentaire lui conférant par ailleurs un certain réalisme (format 4/3 ou 1.33 souvent associé à la télévision mais aussi au début du cinéma), c’est aussi pour mieux ménager les moments de pur spectacle, c’est à dire faire apparaître des images peu banales ouvrant de véritables brèches dans l’ordinaire nuancé et cadré d’Hirayama. 

Image d'un rêve d'Hirayama

A l’origine le film devait être d’ailleurs un documentaire au lieu d’une fiction. La municipalité de Tokyo avait commandé au réalisateur allemand un film sur le projet de rénovation des toilettes publiques du quartier de Shibuya (The Tokyo Toilet) conçues par des grands noms de l’architecture et du design japonais (parmi eux les architectes Tadao Ando, Shigeru Ban, Sou Fujimoto). Commande écartée par le réalisateur préférant le mode de la fiction, mais gardant son idée initiale dans la volonté de mettre en lumière l’architecture, notamment ces fameuses toilettes modernes filmées dans Perfect Days sous toutes les coutures, mais aussi d’autres lieux de fréquentation de la capitale japonaise. Pour certains isolés et assez préservés de la modernité, comme le parc où Hirayama fait sa pause déjeuner, vrai écrin de verdure, ou bien le bar de quartier où il a ses habitudes, ou encore les bains municipaux. En miroir il y a la tour de Tokyo Skytree (haute de 634 mètres inaugurée en 2012), vrai pilier repère, l’immense réseau routier traversant la ville de part en part qu’arpente Hirayama, maille enserrant la ville, les bords du fleuve Sumida qu’il traverse à vélo avec sa nièce, le quartier de Shibuya où il travaille.

Ombre et lumière de Tokyo

Tradition et modernité architecturale se télescopent en toile de fond. Un décor contrasté donnant lieu à des scènes marquantes, par exemple la rencontre nocturne près du fleuve Sumida avec l’ex-mari de la patronne du bar où Hirayama aime se rendre, celle tout autant improvisée de la petite amie de son assistant Takashi, de sa nièce Niko et de sa sœur dans le quartier modeste où il vit. Wim Wenders parvient à alterner cette double lecture de la ville et des générations, comme le fait magnifiquement Ozu dans Voyage à Tokyo et le mangaka Jirō Taniguchi dans L’homme qui marche et Le Gourmet solitaire, sans porter de jugement moral, mais en relevant plutôt des problématiques conjointement liées, étant les deux faces d’une même pièce.

Planche extraite de L'homme qui marche, manga de Jirō Taniguchi, 1995

Regards croisés, Wim Wenders (Perfect Days) et Yasujirō Ozu (Voyage à Tokyo) réunis

En plus de cet aspect documentaire par le biais des décors naturels et du format de l’image, la mise en scène de Wenders est sans fioriture, sans artifice, lente et posée, si bien qu’elle donne l’impression de suivre un mouvement journalier, d’avoir à faire au récit minuté du personnage à travers toutes ses actions. En ce sens Perfect Days est un film qui nous parle aussi du temps qui passe, des instants fugaces qui nous échappent à travers les photographies d’Hirayama qu’il range soigneusement dans des boîtes datées et numérotées, comme pour mieux mesurer son époque et consigner la beauté de l’instant. Il y a quelque chose de très délicat dans cette façon d’agir, d’être au monde, comme le ferait un artiste finalement. Garder une trace quelque part de son geste, de ce à quoi il a assisté, archiver ce qui peut l’être, l’instant présent, fragile, exceptionnel, à jamais perdu, car soumis à une forme d’irréversibilité que seul un acte créateur journalier peut saisir, tout comme le faisait On Kawara et Roman Opalka dans leurs œuvres.

Tableau d'On Kawara, "11 Décembre 1975 à partir d'aujourd'hui", 1975, acrylique sur toile, 45.7 x 61.6 cm

Enfin il y a la musique, les chansons, qui cimentent toutes les scènes et donnent une atmosphère tantôt mélancolique, tantôt joyeuse à l’ensemble. Vrais marqueurs temporels dégageant une certaine nostalgie et références culturelles complétant parfaitement le portrait d’Hirayama en homme de sa génération et de sa ville, la musique exprime le passé du personnage, dont on ne sait rien mais dont on peut supposer qu’il a été douloureux. Hirayama se démarque par sa sensibilité, Wenders en fait un être unique, un artiste, parlant peu mais ressentant tout, levant la tête au ciel comme les rêveurs, heureux d’être au monde, d’observer, d’écouter, de lire, de créer et de profiter du moment présent.

  
Images : Perfect Days, Wim Wenders, 2023

Commentaires

Articles les plus consultés