Ibelin

Doublement récompensé au festival de Sundance cette année, le documentaire Ibelin : la vie remarquable d'un gamer est un véritable choc tant il met en exergue la force des liens amicaux par-delà la maladie et la reconnaissance inouïe de chacun grâce à un jeu vidéo. Le film retrace la vie de Mats Steen, jeune ado norvégien atteint d'une maladie rare causant une dégénérescence musculaire le laissant au fur et à mesure lourdement handicapé jusqu'à ses 25 ans, âge de son décès. De ses premiers pas à ses derniers moments, le documentaire aborde le quotidien douloureux de Mats, l'impossibilité de se déplacer normalement, de participer aux activités familiales, de manger, de faire du sport, de sortir, mais surtout d'avoir des relations sociales, amicales et amoureuses.

Pour Mats il y a une nécessité à envisager sa vie autrement, une vie où il pourrait faire ce qu’il veut, où il serait libre de tout, où tout serait possible. A 13 ans il se crée alors un personnage du nom d’« Ibelin Redmoore» dans le jeu vidéo multijoueur World of Warcraft. Sous ses traits Mats entame sa seconde vie, Ibelin devient son alter ego. A partir de cet instant le jeune ado fera de nombreuses rencontres, accomplira des exploits, aidera les autres, trouvera l’amitié et l’amour, la reconnaissance aussi, qui lui manquait.

Rumour et Ibelin, alias Lisette et Mats Steen dans la vraie vie

Finement raconté, le documentaire de Benjamin Ree (ami d’enfance de Mats) vise juste en montrant que cette autre vie derrière l’écran permet à Mats de créer des liens très forts, d’obtenir ce qu’il recherche et qu’il ne peut avoir dans sa vie matérielle. Grâce à la possibilité d’interagir avec des personnes se trouvant aux quatre coins du globe, il se crée un réseau d’amis, s’implique dans la vie communautaire en apportant son aide. Le jeu lui permet de s’épanouir et d’appartenir à un groupe, sans avoir à se montrer tel qu’il est, sans avoir à divulguer sa maladie, qu’il tiendra secrète très longtemps. Il vit alors les joies et les peines comme tout jeune de son âge. A travers Ibelin, Mats se sent exister aux yeux des autres. Il fera la rencontre de Lisette et de Reike, dont les vies aussi écornées, prendront un sens différent grâce à la solide amitié nouée avec elles dans le jeu.

Mats Steen

Mais le documentaire est d’une rare puissance émotionnelle tant pour la vie hors du jeu que pour la vie dans le jeu. Notamment lorsque les parents de Mats apprennent l’existence de son blog et publient un dernier message pour annoncer sa disparition. Un message permettant de faire émerger plus de dix ans de vie de gamer, dix ans d’aventures avec des amis du bout du monde, dix ans d’exploits depuis son fauteuil motorisé. Les messages de condoléances affluent, ceux de nombreux joueurs et joueuses, avec lesquels Mats avaient partagé tout son temps. Ses parents découvrent alors la valeur de son jeu, sa deuxième vie en ligne dont ils n’avaient aucune idée, qui lui permit de s'accomplir pendant ces dix années. Le pensant coupé du monde, ils s’aperçurent que Mats avait en réalité vécu bien des choses.

Le documentaire Ibelin est finalement le récit d’une double vie. Il nous raconte avec une infinie justesse comment un jeune garçon gravement handicapé parvient à se construire grâce à son avatar, en essayant de se faire des amis, de trouver l’amour, comme n’importe quel ado le ferait dans la vraie vie. Le propos du film est en ce sens universel et profond, il s’adresse à tous en nous parlant en filigrane de comment se faire une place dans le monde. Le réalisateur confia par ailleurs ceci lors d’une interview pour le site Cineuropa : « Mon objectif était de rendre ce film compréhensible même par ma grand-mère, et que tous les gamers et adeptes de "World of Warcraft" s'y reconnaissent. Nous avons montré cet autre côté aussi : vos amis en ligne ne savent pas tout sur vous. Mais je voulais que les gens sachent que ce monde peut être inclusif. […] Ce film peut aider les gens qui n’ont jamais joué à comprendre ce que c’est que de faire partie d'une telle communauté. ».

Encore aujourd’hui perçus de manière assez négative, les MMORPG (jeux de rôle massivement multijoueurs) tout comme le jeu vidéo en général, souffrent d’une image relativement controversée. Souvent accusé [à tort] dans les médias de rendre violent et dépendant, d’abrutir, ou de couper du monde, le jeu vidéo est ici au contraire montré comme un moyen de sociabilisation, d’ouverture et d’inclusion, ce qui est rare. Pour Mats, c’est l’espace dans lequel il peut être lui-même, se laisser aller à ses envies en oubliant totalement son handicap. Courir, se retrouver autour d’un feu de camp ou dans une auberge, plaisanter avec les autres, s’entraider, partir à l’aventure, participer à différentes activités, bon nombre d’aspects décrivant une routine assimilable à la vie normale qu’il aurait pu avoir.

Pendant longtemps les parents de Mats ignoraient l’ampleur de son investissement dans le jeu, ne savaient pas l’importance que recouvrait le monde d’Azeroth pour leur fils. Robert Steen, le père de Mats, eut cette réflexion en voyant le documentaire « le film se demande dans quelle mesure la vie que nous vivons est visible et quelle partie de la vie que nous vivons se déroule dans notre tête. ».

Si le jeu est virtuel, les amitiés développées à l’intérieur ne le sont pas. Derrière chaque personnage, il y a une personne avec ses sentiments, son langage et son identité propre. Ce qu’a vécu Mats, à priori invisible pour ses parents, a une existence et une importance tout à fait concrète pour lui.

Basé sur 75 heures de séquences vidéo (de nombreux témoignages notamment) et des milliers de conversations enregistrées pendant le jeu (des dialogues choisis à partir de 4000 pages de texte issues d’un forum public archivant les transcriptions des jeux de rôle entre gamers), le film de Benjamin Ree reconstitue avec vérité la vie de Mats Steen dans World of Warcraft, qu’il considère au fur et à mesure de sa réalisation comme un véritable récit d’apprentissage. Traitant à la fois du point de vue de Mats et des expériences de ses amis joueurs, le résultat est un film bouleversant qui ne parle pas de la mort, mais plutôt d'amitié, d’amour et de vie.

Mémorial d'Ibelin dans World of Warcraft et sa communauté

Si la question n’est pas posée directement dans le documentaire, il interroge aussi de manière souterraine sur la trace qu’on laisse derrière soi dans nos vies numériques. Que ce soit à travers un blog, un forum, un jeu, un réseau social ou autre. Quelles vérités émanent de nous à travers ces alter espaces d’expression, de rencontres ou de divertissement ? Tous ses souvenirs numériques, comme des empreintes de nous-mêmes par extension, quelles mémoires les conserveront, les réactiveront peut-être, dans un temps probablement inconnu, au-delà de notre propre existence ?

Images Netflix : Ibelin : la vie remarquable d'un gamer, Benjamin Ree, 2024 

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