De rose et de bleu mystique

Une partie de cet article devait être publiée un jour ou l'autre, mais la récente disparition de David Lynch a accéléré les choses.

Fin 2001, dans un petit cinéma de quartier de Nancy je découvre David Lynch et Mulholland Drive. Ce qui m’avait frappé au départ c’était la bande originale mystérieuse et lugubre d’Angelo Badalementi, compositeur fidèle à Lynch depuis Blue Velvet. J’ai en mémoire une plongée troublante et ténébreuse à travers un récit sinueux, à plusieurs niveaux de lecture, tout en miroir. C’est sans doute grâce à ce film que je pris conscience que l’espace de projection pouvait avoir une importance fondamentale dans le visionnage d’un film, que la salle de cinéma était assimilable à un espace sensible à part entière, une sorte de grande chambre noire faisant vibrer les images et les sons avec le spectateur.

De cette première expérience sensible de la salle je garde un souvenir prégnant. Lynch était parvenu à m'embarquer dans la matière de son film, à me faire ressentir le pouvoir des images et du son de manière inattendue comme si son récit était un vaste territoire à explorer, comme si cette immersion était un voyage en-moi même à la lumière du projecteur. Or je n'avais jusqu’alors jamais vraiment eu cette impression et je considérerai plutôt auparavant les éléments matériels constitutifs de la diffusion d'un film de manière superficielle, à savoir la pellicule et la caméra, mais aussi son medium et son espace de projection, c'est à dire le projecteur et la salle.

Ainsi le visionnage de Mulholland Drive était pour moi une sorte d'épiphanie cinématographique où Lynch était parvenu à faire du projecteur une sorte de divinité des images, les propulsant en faisceau depuis son objectif sur grand écran, tel un rayon irradiant au détour duquel le spectateur s'en trouvait nécessairement impacté. Impacté par les images et la musique dans l'espace où il se trouve. Le projecteur chez Lynch est un phare perçant l'obscurité, la salle, une pièce à rêver.

En effet, allant plus loin dans la filmographie de Lynch, je découvris par la suite que toutes ses images ne pouvaient se délier du son (et réciproquement), que ces deux dimensions sur le plan esthétique formaient un tout inséparable pour exprimer une idée, pour mettre en exergue une atmosphère. Je pourrais donner ici de nombreux exemples mais je vais m'en tenir à quelques-uns qui m’ont longuement marqué et qui continue de me questionner encore aujourd’hui.

La route de Lost Highway

Irruption dans le récit par l’asphalte, voiture plein phare traversant la nuit noire, route perdue défilant sans fin. C’est sur le morceau de David Bowie « I’m deranged » que l’on déboule et ressort du film, impression immédiate de folie et d’étrangeté, confirmée tout du long.

« Dick Laurent est mort »

Premiers mots de Lost Highway prononcés à l’interphone de la maison de Bill Pullman et déjà plein de mystère. Embarquement direct dans le récit par l’inconnu et l’enquête, motif récurrent chez Lynch aboutissant à la question du double et du miroir.

« Song to the Siren »

Scène nocturne érotique entre Patricia Arquette et Balthazar Ghetty en plein désert devant les feux d’une mustang sur fond de musique dark wave. Séquence d’un romantisme inégalé sublimée par la musique de This Mortal Coil (reprise du titre original composé par Tim Buckley).

Le cow-boy et L’homme mystère

Deux personnages mystiques et charismatiques par excellence. L’un faisant son apparition au beau milieu de Mulholland Drive dans son ranch pour parler à Justin Theroux de son destin et de son attitude. Scène nocturne (encore une), discussion d’apparence hermétique mais bien plus féconde qu’il n’y paraît par la suite. L’autre apparaissant dans Lost Highway lors d’une réception conviviale, sourire grimaçant, ressemblant au diable endimanché face à Bill Pullman. La musique s’interrompt soudainement et l’on assiste à une discussion pour le moins inquiétante où l’homme mystère démontre son don d’ubiquité en ponctuant sa conversation par un rire démoniaque. De ces deux rencontres spectrales nait un sentiment de malaise, comme le signe d’une mise en garde où se caractérise l’impression de bien et de mal.

L’agent Dale Cooper

Inspecteur légendaire presque burlesque de la série Twin Peaks interprété par Kyle MacLachlan. Toujours armé de son dictaphone dont les enregistrements commencent par « Diane », savourant ses cafés, enquêtant avec beaucoup de flair et d’élégance, il est le personnage original et attachant qui nous embarque immédiatement dans la série.

L’apparition derrière le Winkie’s

S’il y a bien une séquence effrayante à retenir de tout Lynch c’est bien celle-là. Une conversation a lieu dans un restoroute, l’un des personnages confesse à son ami qu’il a fait un cauchemar et qu’il a vu un personnage au visage horrible derrière le bâtiment. Ils vérifient. Vision d’horreur et effroi. Le visage monstrueux dont il était question dans le cauchemar surgit soudainement de derrière le mur du restaurant.

Le final de Mulholland Drive

Réduits à de petits êtres passant sous la porte de la chambre de Naomi Watts, tels de petits diablotins gesticulant façon l’« Enfer » de Jérôme Bosch, un couple de vieillards devient menaçant et la poursuit. Vision cauchemardesque, hurlements et épouvante jusqu’à un final chaotique et sublime. Le thème principal de Badalamenti est accompagnée d’images en surimpression. Los Angeles de nuit, le visage effrayant du Winkie’s, les sourires surexposés au ralenti de Naomi Watts et Laura Harring viennent magistralement clore le film. Scène d’une beauté tragique qui me procure toujours la même émotion.

Le couple Laura Harring et Naomi Watts

Alliance cinématographique inégalée de la blonde et de la brune dans un récit. Deux beautés, l’une sombre et torturée, l’autre lumineuse et candide. Mais chez Lynch tout est affaire de miroir, de revers et d’inversion comme dans Lost Highway (premier film du triptyque avec Los Angeles en toile de fond).

Deux incarnations et interprétations féminines de grandes envergures, non sans sensualité, mettant en exergue le romantisme pur de Mulholland Drive au sens baudelairien du terme que lui-même définissait en tant que « grâce céleste ou infernale ».

Le cube bleu

Boîte de pandore et artefact mystique s’ouvrant comme un puit sans fond dans Mulholland Drive, le cube bleu est comme le couloir de la maison de Bill Pullman dans Lost Highway, d’une inquiétante étrangeté, véritable trou de ver joignant les plans d’une même dimension, absorbant les corps et les consciences dans l’obscurité pour les faire resurgir complètement métamorphosés.

Enfin pour terminer cet étalage des meilleurs moments, je me suis pris à m’attarder sur la description du début de Mulholland Drive. Étant mon Lynch préféré il me semblait important de mettre en évidence sa richesse atmosphérique et visuelle.

 

De la plasticité et de l’atmosphère de Mulholland Drive

Le début pop de Mulholland Drive fait faussement croire à un film enjoué, tout en mouvement. Mais le programme est tout autre : passé les quatre premières minutes de « Jitterbug », on assiste à un dérèglement. L’ambiance plutôt festive et heureuse du début bascule petit à petit vers une ambiance inquiétante. De l’accumulation de couples de danseurs dynamiques et relativement colorés comme dans un tableau de Erró, jusqu’à l’accident de la route de Camilla (Laura Harring) ne resteront que les pentes de Los Angeles et un grand silence. Lorsque soudain trois personnages surexposés font irruption dans le cadre, la mise au point déraille, alternance de niveaux de flou. Se détachent alors nettement une jeune femme blonde souriante, heureuse, et deux personnes âgées à ses côtés partageant semble-t-il le même sentiment. Des applaudissements se font entendre, la musique entraînante cesse, le trio s’efface et laisse place à une image incertaine, floue et sombre, ainsi qu’à une musique discrète prenant le même chemin, puis on perçoit des sonorités graves et quelques bribes d’une respiration difficile hors-champ. Contraste saisissant par rapport au rythme énergique du début. L’image tremble, fait l’effet d’un point de vue subjectif, retrouvant sa netteté peu à peu, quelqu’un souffre, on découvre les draps rouges d’un lit défait, le point de vue se retranche vers un oreiller. Fondu au noir. Le thème principal du film s’ouvre alors sur le panneau « Mulholland Dr. » comme clignotant, bombardé de lumière dans la nuit noire. Sur les hauteurs de Los Angeles une limousine perce l’obscurité. A l’intérieur, une jeune femme brune, inquiète, et deux hommes, l’un conduit, l’autre est passager. La voiture s’arrête subitement sur le bas côté. Camilla se demande pourquoi. Montage alterné : quelques centaines de mètres plus loin des jeunes en voitures font la course et dévalent à toute vitesse la même route empruntée par la limousine dans le sens inverse. Le choc s’annonce inévitable. L’un des hommes se retourne avec un pistolet silencieux vers Camilla et lui ordonne de descendre ici. Le son strident des pneus qui crissent et des hurlements des jeunes grisés par la vitesse s’intensifient. Ils se rapprochent de la limousine à la vitesse de l’éclair. Menacée, Camilla se demande ce qu’il se passe et paraît effrayée. Le passager sort de la limousine pour forcer Camilla à sortir du véhicule. En contrepoint, image fugace d’une voiture en totale perte de contrôle hurlant comme une sirène. Les phares des deux véhicules lancés comme des fusées éclairent violemment l’habitacle où se trouvent encore le chauffeur et Camilla. Gros plan sur le visage de Camilla soudainement bombardé de lumière. Roulement de percussion puis derniers cris. L'accident survient. L’un des véhicules des jeunes percute de plein fouet la limousine par l’avant. La collision est effroyable. La musique s’interrompt quelques secondes laissant la place au silence puis reprend faiblement le thème principal en nappe de sons graves. Une épaisse fumée nimbe la scène du crash, celle-ci se dissipe progressivement en fondu enchaîné révélant peu à peu la violence du choc. Des flammes sortent de l’un des véhicules accidentés. La musique s’interrompt définitivement pour laisser place aux sons nocturnes. Camilla sort de la limousine en titubant, hébétée et blessée à la tête, elle fixe au loin les lumières de Los Angeles qui scintillent et décide de rejoindre la ville. Vues subjectives, caméra elle-même titubante. Ses talons-hauts grésillent sur le bitume. Elle semble proche de l’évanouissement et a une allure de zombie. Camilla s’enfonce dans l’obscurité des pentes de Los-Angeles. Les lumières colorées de la ville paraissent encore plus forte du fait de la noirceur de la nuit. Fondu enchaîné, point de vue en plongée, plan de demi-ensemble sur Camilla avançant tant bien que mal dans la végétation dense. Gros plan sur le panneau « Franklin Avenue 7400 W. », puis la camera panote vers le bas montrant Camilla de dos arrivée à une intersection. Retour de la musique, grave et diffuse. Raccord en gros plan sur le visage de Camilla qui tourne la tête vers un son strident émis par une voiture hors-champ. Lumière intense et blafarde. Nouvelle frayeur. Finalement ce n’est rien. Tout de même paniquée, Camilla traverse la rue en courant. Mouvement quelque peu empêché par sa robe courte moulante et ses talons-hauts martelant le bitume. Elle s’éloigne dans la perspective d’une rue de Los Angeles bordée de hauts palmiers. Elle rejoint l’intersection située à « Sunset Boulevard 7200 W » où patrouille une voiture de police gyrophare allumé passant devant elle, mais continue sa course. Elle ralentit, gros plan sur le visage fatigué et apeuré de Camilla, elle semble cherché refuge. Faisant irruption dans sa direction, elle voit un couple éméché. Paniquée elle se cache derrière le premier buisson d’une maison qui s’offre à elle. Là, épuisée, elle s’endort.

Images : Mulholland Drive, 2001 / Lost Highway, 1997 / Inland Empire, 2006 / Twin Peaks saison 1, 1990 - David Lynch

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