Quintessence de l'aventure
En 2019, restée pendant plus de vingt ans sans suite, la série de jeux vidéo Baldur's Gate renaît de ses cendres après l'annonce du développement d'un troisième opus par le studio belge Larian, fort de son succès populaire Divinity : Original Sin. C'est avec surprise et un certain scepticisme que cette annonce est reçue par les joueurs. Il y a alors autant d'impatience que de doutes concernant la suite d'un des plus grands jeux de rôles, si ce n'est le plus grand, adapté en jeu vidéo. En effet s'il fallut attendre autant de temps pour que naisse enfin ce troisième volet, c'est parce que la franchise traversa au bas mot de nombreuses déconvenues.
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Mizora |
D'autres développeurs s'étaient auparavant cassés les dents sur ce projet, notamment les membres de l'équipe de Black Isle Studios succédant à BioWare (développeur des deux premiers Baldur's Gate) qui en 2001 abandonnèrent leur projet Baldur's Gate 3 : The Black Hound en raison d'un litige de licence entre Interplay (société mère) et les jeux de la franchise Donjons & Dragons. Coup dur pour l'univers du jeu, un an et demi de travail tombèrent à l'eau. En 2008 c'est un nouveau revers, les membres d'Obsidian Entertainment tentèrent de récupérer la franchise mais leur projet fut rapidement annulé en raison du rachat de la société Atari Europe par Namco. Ce fut ensuite une traversée du désert de plus de dix ans où la série Baldur's Gate connut rumeurs et espoirs autour d'un futur mais toujours improbable troisième opus. C'est pourquoi, lorsqu'en 2019, le patron de Larian Studios Swen Vincke annonça officiellement la mise en route du développement de Baldur's Gate 3, de nombreux fans n'y crurent pas vraiment. Et si c'était encore une vague idée, un énième projet annulé ? Pire encore, une suite cachée de Divinity : Original Sin 2 ?
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Les logos des différents développeurs ayant participé de près ou de loin à la saga Baldur's Gate |
En réalité, après six ans de développement titanesque, le jeu sortit en 2023 et devint, en plus d'être un immense succès commercial et critique à travers le monde, le meilleur jeu de l'année.
La réussite de Baldur's Gate 3 tient tout d'abord à la passion et la persévérance de Swen Vincke. Après plusieurs échanges et propositions auprès de Wizard of the Coast (société détentrice des droits de Donjons & Dragons), celui-ci parvint à démontrer qu'il était capable d'assurer le projet tout en respectant l’œuvre originale et en innovant. Dès lors le directeur du studio belge obtint le feu vert de la maison mère et se lança ardemment à la création du jeu avec son équipe. Une plus grande équipe par rapport à celle de Divinity, comptant pour cette nouvelle aventure près de 400 personnes. A voir la très longue liste de noms défilant au moment des credits de fin de Baldur's Gate 3, on se dit que le patron de Larian sut rallier tous les esprits et talents à sa création comme s'il s'agissait d'une grande famille. Pour preuve les généreux remerciements de l'équipe adressés à leurs proches, rappelant que la création d'un jeu vidéo est une aventure humaine collective, comme pourrait l'être celle d'un film ou d'une pièce de théâtre, où chacun apporte sa vision, sa pierre à l'édifice, donne de sa personne pour faire œuvre commune.
En ces temps où le jeu vidéo vient de traverser une grave crise (licenciements en pagaille), il faut souligner la très grande différence entre les
studios de jeux vidéo à gros budget à l'instar d'Ubisoft, BioWare,
Naughty Dog, Square Enix, dont les sociétés sont toutes cotées en
bourse alors que Larian Studios est une société indépendante (pas de soutien
financier d'un grand éditeur) et surtout non cotée en bourse, ce
qui ne l'oblige pas à suivre les demandes du marché, à obéir à
des études, des principes statistiques économiques souvent
rattachés aux jeux largement financés qualifiés de
triple A. De par cette différence de système de production,
l'immense succès de Baldur's Gate 3 par le studio belge basé à Gand peut-être
vu comme la victoire du petit poucet face aux mastodontes du jeu
vidéo, un peu comme l'a démontré dernièrement la Team Asobi
(studio indépendant) avec son mega succès Astro Bot. Cette déconnexion du secteur boursier a surtout le mérite de favoriser une plus grande liberté artistique.
Mais la victoire de Larian Studios ne vaut pas uniquement pour cet aspect. Après avoir arpenté le jeu de long en large, l’impression d’avoir participé à une grande aventure ne nous lâche pas. Ce qui reste le plus en mémoire : les interactions avec les personnages, les combats contre les boss, les environnements somptueux, le sentiment d’exploration, mais surtout l’histoire, riche en rebondissements et captivante. De ce point de vue le récit singulier de nombreux personnages contribue grandement à s’impliquer dans le jeu. La multiplicité des quêtes à accomplir permettent de donner du sens à leur histoire. Depuis la chute du Nautiloïde sur la Côte des Epées jusqu’au combat final dans les hauteurs en ruine du Palais Ducal de la ville de Baldur, on est emporté par le souffle de la narration. La trame scénaristique principale de Baldur’s Gate 3, déjà conséquente, alimente de nombreux embranchements, offrant plusieurs choix qui auront un impact déterminant sur la progression de l’aventure. Cette composante essentielle fait parti intégrante du jeu de rôle en général et spécifiquement des deux adaptations précédentes Baldur's Gate 1 et 2 basés sur les règles « papier » de Donjons & Dragons. Concrètement les situations, les actions, les choix, évoluent, se modifient, au moyen d’un jet de dés, qui selon la chance au lancer peuvent se traduire par un succès ou un échec. Ce système de jeu qui à fait la réussite des opus précédents est conservé dans Baldur’s Gate 3. Cependant tout ne repose pas sur le hasard et la chance, mais bel et bien sur le libre arbitre du joueur et sa stratégie. En fonction de ses décisions le cours des événements pourra changer, prendre une autre tournure, plus ou moins dramatique, plus ou moins épique.
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Les dés vecteurs de réussites ou d'échecs |
Ainsi la diversité des épreuves traversées donne le sentiment d'ouvrir des horizons divers, souvent issus de multiples rencontres, donnant lieu à des conversations où il faudra trouver sa manière de répondre, sa manière d’interagir. En ce sens le jeu parvient exprimer tous les possibles à partir d’une simple prise de décision qui pourrait par exemple s’avérer funeste ou valeureuse par la suite. Le joueur est exposé fréquemment à des choix qui orienteront subtilement ou radicalement la qualité du récit qu’il se créera lui-même. A noter le nombre hallucinant de fins différentes qu’offre le jeu, pas moins de 17000 !
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Un Illithid ou flagelleur mental |
Pour son épaisseur scénaristique, Baldur’s Gate 3 est une référence en la matière. Mais ses prédécesseurs l’étaient déjà eux-mêmes en proposant également des dialogues d’une rare densité avec de nombreux embranchements. Cette impression vertigineuse narrative ne passe pas uniquement par le système de jeu, mais aussi par la description d’un univers très fouillé au moyen de grimoires, de parchemins, de notes, d’inscriptions, disséminés dans toutes les zones du jeu, relatant du folklore de Donjons & Dragons. A travers ces différents écrits il est bien souvent question, de créatures, de magie, de territoires, d’artefacts, de personnages, de trésors, de secrets, qui font le sel de l’aventure. Une aventure faisant une large place à l’exploration en plus des rencontres.
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Jeux de lumières et environnements |
Ainsi les lieux et les environnements peuvent devenir le théâtre de fouille intense pour les joueurs méticuleux. A la recherche de la moindre trappe ou porte dérobée, de la moindre clef cachée, gemme ou potion posée sur une étagère, chaque zone peut être inspectée des heures durant. Les développeurs se sont par ailleurs attardés sur la géométrie des environnements, leur lumière et leur texture, afin de rendre l’expérience de jeu encore plus immersive. Tous les lieux dégagent une atmosphère singulière par leurs sources d’éclairage ou leur relief, c’est le cas particulièrement de la ville basse des Portes de Baldur, la région des Tours de Hautelune, la prison de Chantenuit, les ruines de la Cité des Tréfonds et tant d’autres. Le jeu fourmille de détails dans tous les recoins. Aussi bien en hauteur qu’en profondeur. Cet aspect déjà central dans les premiers Baldur’s Gate, est sublimé par le studio Larian. En cachant de nombreux objets dans le décor et en exploitant la verticalité des lieux, les concepteurs laissent aux joueurs des possibilités d’explorations immenses.
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Point de vue sur la ville basse |
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Chantenuit aka Dame Aylin, fille de la déesse Séluné |
Mais ce foisonnement ne se résume pas qu’à la géographie variée de la Côte des Épées, mais aussi aux personnages, dont les traits physiques, les vêtements, les armes et armures, présentent une quantité de détails minutieux parfois subtils (les inscriptions sur les cornes de Karlach, la boucle d’oreille de Gayle, les cicatrices de Lae’zel, la couronne de Ketheric). En observant de près les ornements de certains costumes et armures, force est de constater que nous avons affaire à un vrai travail d’orfèvre ou de styliste. Rien n'est laissé au hasard. La discrétion et la finesse de certains détails remarquablement ouvragés témoignent du soin apporté au jeu dans son ensemble. On peut mieux se rendre compte de cet aspect en admirant sur le site ArtStation les artwortks de préproduction dévoilant le magnifique travail des concepteurs.
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Karlach et Raphaël |
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Orin et Isobel |
En plus de ce foisonnement esthétique pour les environnements, les artefacts, les éclairages, Larian Studios a judicieusement repris des ingrédients essentiels de la saga. Les liens avec Baldur's Gate 1 et 2 sont nombreux, tant sur le plan visuel et narratif que du système de jeu. Mais la touche moderne apportée par le studio belge réside dans un gameplay beaucoup plus dynamique qu’à l’origine, hérité de leur titre phare Divinity : Original Sin. Fini les combats en pause active, la caméra fixe et les décors en 3d précalculée, bienvenue au mode tour par tour, aux environnements en 3d en temps réel et à une caméra multidirectionnelle épousant presque tout les angles de vue. Ces évolutions au niveau de la jouabilité contribuent à faire de Baldur’s Gate 3 un jeu techniquement abouti, remis au goût du jour, mais surtout plus vivant et immersif. Ne manquent que la gestion des cycles jour-nuit, la fatigabilité et l’alignement des personnages pour parfaire l’expérience de jeu.
De nombreux clins d’œil à d’anciens personnages clefs sont aussi présents. Au détour de certains textes ou conversations il est fait mention des exploits accomplis par l’ancienne team de héros. On peut aussi y trouver, pour le pur plaisir des connaisseurs, des allusions au culte de Bhaal, Irenicus (un des grands vilains de la franchise), Yoshimo, Khalid, Elminster (que l’on rencontre vraiment), Alaundo le sage. Mais il y a également de réels come-back, comme ceux de Jaheira et Minsc, personnages emblématiques des opus précédents, se ralliant à la cause du groupe pour prêter main forte et affronter l’Absolu dans cette troisième aventure. Sans oublier le retour marquant de Sarevok et Viconia dont l'ardeur au combat est toujours aussi redoutable.
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Astarion et Wyll |
S’ajoutent à cette galerie de personnages illustres, de nouveaux personnages hauts en couleurs et très attachants, dont certains se démarquent nettement par leur personnalité et leur histoire. C’est le cas de tous les membres du groupe que l’on rencontre et recrute progressivement au fil du récit. Lae’zel, une githyanki dont le tempérament belliciste et hargneux rompt avec le calme et l’abnégation d’Ombrecoeur, tout autant combative et tourmentée qu'elle. Karlach, une barbare tieffelin au grand cœur transformé en brasier, d’un naturel joyeux et quelque peu candide, elle est sans doute la meilleure pote qui puisse nous accompagner dans le groupe. Gayle, un magicien maudit, amant de la déesse Mystra, courageux mais un brin prétentieux. Astarion, un elfe roublard en quête de liberté, esthète et rusé, le rejeton de son maitre vampire Szarr. Wyll, un humain valeureux à la recherche de son père, occultiste tombé en disgrâce sous l’emprise de Mizora la demie-demone. Tous ces personnages occupent le premier plan et ont pour point commun de porter un lourd fardeau en plus de celui d’avoir un parasite implanté dans la tête dont il faudra se débarrasser.
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Gayle |
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Ombrecoeur |
De par la sensibilité et la richesse de l'histoire des personnages se tissent au fil de l’aventure des liens forts entres les différents compagnons du groupe au point parfois d’aboutir à une romance. C’est une grande nouveauté dans l’univers de Baldur’s Gate de pouvoir construire et vivre une histoire d’amour avec le ou les personnages de son choix. Le terme aventure prend alors tout son sens, ne correspondant plus seulement à l’exploration d’un monde, mais aussi à l’exploration du sentiment amoureux. Si l’attachement se transforme progressivement en véritable liaison cela donne lieu concrètement à certaines scènes pleines de sensualité et d’érotisme. La dimension sexuelle n’est donc pas évacuée au profit d’un simple baiser, mais est bel et bien montrée comme une étape scellant l’union charnelle entre les personnages. A la clef d’une potentielle romance se présente une évolution positive du comportement des personnages vis-à-vis du héros, un renforcement des liens, ayant pour effet d’influer sur certaines lignes de dialogues et la fin du récit. Cet aspect assez inédit dans un jeu rappelle aussi à quel point les personnages sont importants les uns pour les autres. Mais bien au-delà, à quel point il peut être utile, voire essentiel, de creuser les relations entre les personnages pour procurer de l’émotion. Rares sont actuellement les jeux capables d'émouvoir et d’émerveiller autant.
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Bérénice et Lae'zel |
Mais on peut ajouter à ces rôles émérites les seconds rôles qui sont tout aussi importants et qui ont également bénéficié d’un traitement en profondeur. Que ce soit Chantenuit, Isobel, Halsin, Jaheira, Minthara, Ulder, ou les antagonistes eux-mêmes ayant un passé très fouillé et un tempérament hors-pair à l’instar de L’Empereur, Orin, Gortash, Ketheric, Lorroakan et Raphaël, tous ces personnages forment une vaste galerie hétéroclite haute en couleur.
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Ketheric et Orin |
Baldur’s Gate 3 donne ainsi l’opportunité au joueur de s’impliquer dans les relations entre les personnages et de les suivre littéralement, parfois avec passion et émotion. Pour mettre en relief la singularité de leurs récits, les développeurs ont fait appel à de nombreux comédiens de doublage dont quelques-uns ont été récompensés pour la qualité de leur performance. C’est le cas de Neil Newbon (interprète d’Astarion) et Andrew Wincott (interprète de Raphaël) ayant tous deux remportés un BAFTA et un Game Award lors des deux cérémonies maîtresses de l’industrie du jeu vidéo. Ces deux récompenses méritées rappellent que le monde vidéoludique n’est pas tant éloigné du monde cinématographique et que faire un jeu demande autant d'élan artistique qu'un film, surtout quand il s'agit de faire passer une émotion.
Pour aller plus loin dans l’interprétation des personnages Larian Studios eut également recours au procédé de motion capture, rendant les expressions faciales et gestuelles plus vivantes et réalistes. Ce procédé technique souvent utilisé au cinéma notamment dans les films d’animation ou de science-fiction (Le Pôle Express, Avatar) permit de donner une dimension plus cinématographique au récit. La chronologie du jeu vidéo fut ainsi entrecoupé de séquences donnant l’impression d’avoir affaire véritablement à un film, que ce soit lors des phases de gameplay ou des cinématiques. A voir le making-of du jeu à ce sujet pour mieux se rendre compte de ce remarquable effort technique.
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Alfira, la barde la plus stylée du jeu |
Enfin l’un des derniers aspects faisant de Baldur’s Gate 3 un jeu à part, c’est sa musique. Envoûtantes dès les premiers instants lors de l’écran titre, épiques et lyriques lors de moments tendres ou cruels, surprenantes par endroit notamment lors du combat contre Raphaël, les superbes compositions de Borislav Slavov (lui-aussi lauréat d’un BAFTA) imprègnent le jeu musicalement et laisse un souvenir marquant.
L'expérience de jeu que propose Baldur's Gate 3 est mémorable. Tant pour ses qualités visuelles, musicales et narratives, il est avec Elden Ring un des piliers du jeu vidéo de cette décennie. Par sa complexité, son originalité, son foisonnement, sa densité, le studio Larian en direction de Swen Vincke a su relever le défi et faire un jeu aussi brillant que ces prédécesseurs, dépassant même les attentes. Ce troisième volet a donc toute sa place dans la généalogie des Baldur’s, mais bien plus encore dans l’univers de Donjons & Dragons. Une fois l’écran titre passé on ne lâche plus le clavier [ou la manette] tant les personnages sont attachants et le récit prenant. Le prix d’un telle réussite valait bien six années de développement intense et sans doute aussi malheureusement de multiples tentatives et échecs avant de parvenir à un tel chef d’œuvre.
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Clin d'oeil à Gratouille |
Images : ArtStation Magazine pour les artworks / Captures d'écran du jeu, Baldur's Gate III, Larian Studios, 2023
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