La traversée de l'ombre

« Sur une route déserte obscure, le vent frais passait dans mes cheveux, le parfum tiède des colitas s'élevait dans l’air, j'aperçus au loin une lumière scintillante, ma tête devint lourde et ma vue s'assombrit, je dus m'arrêter pour la nuit. Elle se tenait dans l'embrasure de la porte, j'entendis la cloche de l'église et je songeais, ce pourrait être le paradis ou bien l'enfer. Puis elle alluma une chandelle, et me montra le chemin, il y avait des voix au bout du couloir, je croyais les entendre dire : Bienvenue à l'Hôtel California »

Don Henley / Concert des Eagles au Capital Centre de Landover (Maryland) le 21 mars 1977

Co-Ecrite en 1976 par Don Henley et Glenn Frey membres du groupe Eagles en arpentant les artères de Los Angeles, les paroles d'Hotel California portent en elles l’expression du clair-obscur tout autant que la dérive et l’enfermement dans un ailleurs onirique ou infernal. Don Felder décrira par ailleurs la genèse de ce titre mythique dans une interview radio de la manière suivante : « En conduisant à travers la nuit de L.A., on pouvait voir les lumières de l'horizon briller. À ce moment, les images d'Hollywood, de tous tes rêves, commencent à défiler dans ta tête et c'est avec cet esprit que nous avons commencé à écrire la chanson ».

La première image sur écran du spectacle Les Voix de Hotel California

Sortie en janvier 1977, Hotel California marqua les esprits de plusieurs générations jusqu’à aujourd’hui encore. Preuve en est le spectacle récent créé et dirigé par Christophe Dijoux Les Voix de Hotel California, adaptation libre sur et autour de la chanson des Eagles. Seules trois représentations au théâtre municipal de Guebwiller pour cette création consistante, riche et audacieuse en deux parties de 1h15. Derrière cette pièce vidéomusico-théâtrale se révèle une association soultzienne de comédiens non professionnels présidée par le bassiste Alain Landspurg membre fondateur de l’ACAP&DP (Association Culture, Art, Patrimoine et Développement du Pays) existante depuis 2006.

Se basant sur l’évocation des paroles de la chanson culte, Alain Landspurg signale que la pièce est loin de l’univers des contes et des histoires très familiales proposées habituellement. L’association a voulu proposé cette fois un concept un peu plus noir, plus dramatique, plus éloigné de leur humour habituel. 27 comédiens se retrouvent ainsi sur scène pour raconter l’histoire d’une équipe de tournage et sa distribution enfermées dans un hôtel étrange au mois d’août 1969. Plongée dans un lieu fantastique et ensorcelant, où séjournent des âmes en errance. Un hôtel fantôme en somme.

Les comédiens de l'ACAP&DP en répétition au théâtre municipal de Guebwiller, septembre 2023

Au moment de s’installer dans la salle, des publicités des années 60 étaient projetées sur deux écrans bordant la scène. Les images du dentifrice Crest accueillait les spectateurs. Puis à l’ouverture du spectacle, après un générique « Grindhouse » clin d’œil aux films d’exploitation, ces écrans latéraux révélèrent un couple installé côté à côté dans une voiture américaine. Le conducteur, un homme au regard droit, et sa passagère, une femme portant un masque à tête de mort, laissaient défiler derrière eux un décor de canyon nimbé d’un léger brouillard. Plan hitchcockien par excellence accompagné de la bande-son de Vertigo. Un seuil était franchi entre le monde de la consommation et des marques, véritables touches pop, que le public retrouvera plus tard en citation avec la reprise du titre Comic Strip de Serge Gainsbourg, et sa version désenchantée, étrange et macabre, liée aux sonorités hypnotiques et inquiétantes de Bernard Hermann, et à ce masque-crâne rappelant ouvertement la faucheuse. 

Le metteur en scène Christophe Dijoux, créateur de la pièce Les Voix de Hotel California

Cette introduction toute en contraste annonce en fait l’entrée dans une dimension crépusculaire et cinématographique telle que suggérée par les paroles de la chanson des Eagles. Le désert, la route, l’obscurité, l’hôtel, l’enfermement. Une traversée de l’ombre en neuf chapitres convoquant les figures du surnaturel et de l’ésotérisme : fantômes, sorcières, morts-vivants, monstres. Le metteur en scène Christophe Dijoux semble au premier abord loin de cet univers fantasmagorique, formé aux métiers de la mode et du textile, gérant de l’image de marque de linge de maison pour l’hôtellerie internationale de luxe, c’est pourtant à travers cette fonction que transparaît son soucis du détail (le soin apporté au décor de l’Hôtel Californien, aux costumes des personnages, à leurs accessoires) mais qu’il affirme aussi sa forte culture cinématographique en prenant pour références des monstres sacrés (Hitchcock, Kubrick, mais aussi Tarantino et la série American Horror Story). Il revêt ainsi dans son spectacle le rôle du narrateur en duo avec Noëllia Vallone, tous deux sur scène au moment de lancer l’histoire.

Lise, un des nombreux personnages extravagants des Voix de Hotel California

Alicia (Marion Erny), autre personnage important de la pièce

Au détour des vidéos projetées sur scène, que l’on doit au réalisateur et vidéaste Dimitri Frank, Les Voix de Hotel California « polar rock d’après une histoire fausse » délivrent de nombreux clins d’œil cinéphiliques. Shining et son Overlook Hotel, Once Upon a Time in Hollywood, Les Oiseaux, Rosemary’s Baby, les génériques de James Bond, Le Grand Duel. Mais c’est surtout par la musique et les reprises interprétées par les personnages de James (Lucas Kessler), Tim (Nicolas Schauner), le guitariste Didier Ruyer et les choristes The Nomis (Aline Hueber, Kheroane Zouitina, Céline Grunewald, Aurélie Hartmann) que se font sentir l’épaisseur des références, rejouant des titres cultes toutes époques confondues tels que Smalltown Boy de Bronski Beat, Sympathy for the Devil des Rolling Stones, Space Oddity de David Bowie, La Javanaise de Serge Gainsbourg, Maybe de Janis Joplin, California Dreamin’ des The Mamas and the Papas, mais aussi Julien Clerc, Mylène Farmer, Red Hot Chilli Peppers et Tupac dans un medley sur le thème de la Californie, et bien sûr Hotel California en guise de chanson conclusive.

Le groupe "James and The Nomis" du spectacle Les Voix de Hotel California

Au centre, le guitariste Didier Ruyer alias Glenn (membre du groupe The Skorps dans la vraie vie), James à gauche et les Nomis en arrière-plan

Les références cinématographiques et musicales des Voix de Hotel California

On peut d’ailleurs s’interroger sur ce qui rassemble tous ces morceaux célèbres, leurs affinités artistiques malgré les années qui les séparent. Le rêve intime ou collectif, les rapports amoureux, la dépendance aux opiacés, à l’alcool, la jouissance, la transgression, le psychédélisme, sont sans doute ce qui caractérisent le mieux ces hits. Mais s’il ne fallait retenir qu’un terme pour les réunir tous, ce serait peut-être celui de mélancolie, à travers lequel peut se deviner une certaine forme d’inaccomplissement ou de désarroi latent, perceptible dans les morceaux choisis.

L’écriture de Hotel California date 1976 mais les paroles de la chanson se font l’écho d’une autre époque, située à la fin des années 60. Le récit du spectacle fait par ailleurs correspondre cette période à celle du meurtre de Sharon Tate en août 1969, dont les circonstances atroces témoignèrent de la face sombre de la culture hippie. Moment de basculement brutal dans les années 70 aux États-Unis, ce meurtre signa la fin d’un âge tendre et sans tabou, la fin d’une certaine forme d’innocence. Et le rêve californien s’arrêta brusquement. 

Ce n’est pas un hasard si la pièce commence par une déclaration relative à l’apocalypse. Christophe Dijoux sur scène en tant que narrateur prononce lui-même ce terme pour marquer la nuance entre la fin du monde et la fin d’un monde. En effet, l’apocalypse ne désigne pas la destruction du monde, tel le big-bang, mais plutôt la révélation d’un autre monde, d’un monde nouveau émergeant de sa propre chute, telle une métamorphose. Cette définition fidèle à son étymologie contient à la fois l’idée de la perte et de l’éclosion, symbole du passage d’un état à un autre. Qu’a été l’apocalypse des années 60 ? Probablement les événements de mai 68 en France et la guerre du Vietnam aux États-Unis arrivant à son paroxysme. On pourrait ajouter à cela le meurtre de Sharon Tate, qui choqua le monde, précisément celui du cinéma et d’Hollywood, marquant les esprits à jamais par son horreur.

James (Lucas Kessler) et Tim (Nicolas Schauner) interprétant Space Oddity de David Bowie

Avec cet événement, la fin des années 60 se révéla à elle-même sombre et tragique. Du point de vue des mentalités ce fait marquant pris l’allure d’une apocalypse culturelle agitant les thèmes de la folie, de la sorcellerie, de la violence, de la surexposition médiatique, de l’exploitation, du cauchemar au final. Thèmes réappropriés par Les Voix de Hotel California, notamment à travers certains personnages comme le scénariste Tim, cherchant des idées pour un western horrifique ou la gérante de l’hôtel aux cernes marquées et au teint blafard évoquant une femme vampire. On pourrait ajouter en plus de ces exemples, un autre groupe ayant fait sécession du monde d’Hollywood, nommé la ligue des ombres, considérant l’industrie hollywoodienne comme une « broyeuse d’âmes », souhaitant ainsi mettre un terme aux agissements brutaux des producteurs qu’ils estiment manipulateurs et corrompus. 

Pourtant quelque chose rompt avec cette tonalité dramatique, à chercher non pas dans la noirceur mais dans l’humour dont la compagnie fait preuve habituellement sur scène. La présence de jeux de mots, de devinettes, de saillies, à travers les dialogues mettent quelque peu à distance le sérieux du propos, ou en tout cas désamorce sa portée sombre et tragique dans une forme d’extravagance assumée. Cet aspect se retrouve par ailleurs dans la grande variété des costumes, de tenues, offrant à chaque comédien une « peau » singulière, leur permettant d’asseoir des postures, des mimiques, comme les personnages de Lise et de Cassiopée que l’on peut identifier aisément à la voix mais aussi à la gestuelle. De part cette impressionnante galerie de personnages haute en couleurs (plus de 20) et son jeu des masques (enquête menant à un rebondissement) le spectacle de Christophe Dijoux contient également une dimension tragi-comique assez proche du carnavalesque.

Mais ce n’est que pour mieux noircir le tableau, comme si le comique venait en première couche de quelque-chose de plus profond, de souterrain, en réponse à l’enfermement et à la stagnation, d'où émergent folie et peur de la disparition. 

James au piano (Lucas Kessler) et Odile Deiller-Romann en arrière-plan

Du chef-d’œuvre mystérieux et ténébreux des Eagles les comédiens de l’ACAP&DP donnent une interprétation hybride, généreuse et ambitieuse pétrie de références. Mélangeant sur scène des performances vocales et musicales la pièce de Christophe Dijoux met l’accent sur le rêve californien et sa fin, oscillant souvent au détour de certains tableaux entre le fantastique et l’horreur. Un voyage dans un autre espace-temps, à la gloire et au déclin des années 60, prolongeant l’expérience musicale originale, déjà trippante par sa durée exceptionnelle, vers un royaume de l’ombre où s’enivrent les figures inaccomplies d’Hollywood condamnées à une éternelle errance.

Don Felder et Joe Walsh, Live au Capital Centre, mars 1977

 

Crédits photos : Etienne Kopp / Aurélien Gasser. Images du concert des Eagles, mars 1977 - le chanteur Glenn Frey en tête d'article.
 

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