Château de résilience
Sous son aspect graphique shōnen et enfantin Le Château Solitaire dans le Miroir développe en profondeur des sujets graves. Le titre assez surréaliste n’est pas sans évoquer les célèbres titres Miyazakiens, qui finalement n’ont pas grand-chose à voir avec eux, hormis le côté fantastique. Le film lorgne plutôt du côté des contes européens de façon inattendue, citant au passage les illustrations de Benjamin Rabier, le château du Roi et l'Oiseau de Paul Grimault, les frères Grimm, Lewis Carroll et la musique de Schumann. On ne peut que saluer l’intelligence de cette adaptation tirée du roman du même nom de l'autrice Mizuki Tsujimura par Keiichi Hara, dont les points forts sont ici le scénario et les personnages attachants. Après les excellents Colorful, Un été avec Coo, Miss Hokusai, le réalisateur japonais, parvient à nouveau à émouvoir, en abordant sans superficialité, comme il l’avait déjà fait auparavant, les thèmes du harcèlement, de l’amitié, de la maladie, de la mort et du temps dans une même histoire. Le récit au départ plutôt classique prend une ampleur étonnante à mesure que s’égrainent les mois passés dans ce château solidaire, où chacun des protagonistes va apprendre au contact de l’autre, se retrouver en l’autre en échangeant sur leurs difficultés, leurs situations respectives.
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Les personnages principaux du Château Solitaire dans le Miroir par Keiichi Hara |
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Kokoro face au miroir |
L’effet miroir est aussi là. Pas simplement dans le passage d’un monde à l’autre mais aussi dans la ressemblance des situations traumatiques vécues par les personnages, comme un écho à la propre histoire de Kokoro, jeune ado déscolarisée, elle-même victime de harcèlement. Là où le film ne passe pas à côte de son sujet c’est sur la nature de ces violences, de ces brimades, de ces moqueries, qui laissent les personnages en loque et les enferment dans leurs souffrances et leur solitude, le vrai thème du film. Une solitude subie qui n’autorise plus les rencontres, les sorties, de peur d’être dévoré par ses harceleurs, mais reste centrée plutôt sur le microcosme de la chambre d’où s’échappe une miraculeuse issue de secours, une porte salvatrice vers le rêve ou le fantastique, à la manière de Cocteau dans Le Sang d’un poète, visant à lui redonner espoir.
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Couvertures des romans De l'autre côté du miroir de Lewis Carroll (1871) et Le Château Solitaire dans le Miroir de Mizuki Tsujimura (Kagami no kojō, 2017) |
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Le miroir passage vers un autre monde, bien souvent celui des rêves, tel que présenté dans Le Sang d'un poète, premier film de Jean Cocteau réalisé en 1930 |
Fait marquant, au moment de présenter le film au festival d’Annecy, Keiichi Hara était venu sur scène avec une pancarte sur laquelle était écrit le nombre «514», correspondant au nombre d’écoliers qui se sont suicidés en 2022 au Japon.
Il faut comprendre par ce geste que le film tient sa source, son origine, dans la mise en lumière et la dénonciation d'une triste réalité qui ne touche pas seulement le Japon mais aussi d'autres pays par extension. Le film de Keiichi Hara est très dur sur un point, il met l'accent sur l'incapacité des adultes à agir en conséquent, sauf exception. Dans des situations de détresse et de mal-être chez les jeunes japonais son point de vue sur la responsabilité de l'école et des parents est sévère mais semble faire état d'un constat implacable : «Un des nœuds majeurs du problème, c’est qu’à chaque fois qu’il y a un suicide au Japon, la tendance, par exemple du côté de l’école, c’est de dire « on ne s’est aperçus de rien, on s'est pas rendus compte » et les parents vont avoir le même discours. « On ne savait pas». Ce qui signifie que les enfants confrontés à ces traumatismes portent ce problème en eux de façon solitaire, sans pouvoir rien dire à personne, et choisissent la pire des solutions.»
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La boite à musique du Château Solitaire dans le Miroir en référence au compositeur Robert Schumann, "Rêverie" issue de l’œuvre pour piano Kinderszenen (1838) |
L’autre aspect que souligne le film c’est la déréliction des rapports sociaux et la mise au ban des personnages. Keiichi Hara insiste sur les conséquences psychologiques du harcèlement qui porte atteinte à l’harmonie du groupe (il désigne le terme Fuwa dans une interview signifiant discorde, désunion). L’union entre pairs est rompue, d’où le sentiment d’abandon et de solitude. Le château dont il est question a ainsi pour fonction de retisser les liens qui se sont défaits, de retrouver un nouveau groupe, un nouveau chemin de vie. L'espoir est encore possible pour ces jeunes en perdition, qui vont grâce à un esprit de camaraderie, de solidarité, réussir à parler de leurs problèmes entre eux.
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L'escalier magique du château solitaire, chemin de lumière vers le changement |
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La bergère et le ramoneur s'échappant du château dans Le Roi et l'Oiseau, Paul Grimault, 1952 |
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Une des salles du château du Roi et l'Oiseau |
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La marche dans les ténèbres de Kokoro |
En ce sens la démarche du personnage principal, Kokoro en dit long sur sa détresse. Le réalisateur a bien compris qu’il était important de faire sentir son désarroi par la manière de tenir son corps. Sous le poids des brimades quotidiennes, on ne peut se mouvoir comme si de rien n’était. Les mouvements du corps s’en trouvent impactés. La souffrance entrave les déplacements.
« Dès début du film on voit les pieds de Kokoro, elle marche d’un pas très désabusé, dans les ténèbres. J’ai voulu rajouter un parallèle à la fin du film, où l’on peut percevoir toute la différence, avec un pas enjoué, porté par un espoir, qui se dirige vers l’avenir.»
Ce travail sur l’attitude des personnages trouve aussi son écho par rapport au rythme du film. Keiichi Hara donne de l’importance aux moments de suspension, aux silences, à ces instants «les yeux dans le vague» qui témoignent de l’affliction des personnages, comme si le temps restait figé pour eux, ou comme s'ils étaient hors du temps. Il ajoute ceci dans une interview : «Il me semble que c’est le rôle du réalisateur de contrôler la temporalité du film et c’est pour ça que j’ai choisi délibérément d’inscrire la première moitié du film dans un rythme lent, qu’il prenne son temps. Et à partir d’un moment dans le récit, il y a un tournant dramatique. Je pense que c’est précisément parce qu’il y a cette première moitié plus lente que ce qui suit devient envisageable.»
Même si modeste visuellement comparativement aux décors somptueux et à l'animation de Makoto Shinkai dans Suzume, Le Château Solitaire dans le Miroir est une oeuvre à part. Etonnante par son aspect conte merveilleux, d’une rare densité dans le cinéma d’animation actuel, se dévoilant par palier, comme une plongée à l’intérieur de problématiques sérieuses, le travail de Keiichi Hara ne peut que sensibiliser le spectateur à un fléau invisibilisé tout en lui donnant matière à réflexions, matière à émotions.
Images : Le Château Solitaire dans le Miroir, Keiichi Hara, 2022
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