Chomolungma - La Déesse Mère des Vents

Il y a une dizaine d'années j'avais exposé quelques travaux dans une petite galerie à Paris grâce à une amie. J'avais sélectionné quelques dessins, des crayonnés essentiellement et un travail en volume faisant parti d'une installation. Ce travail faisait suite à un sujet blanc d'agrégation d'arts plastiques dont le titre était Déréification. J'avais griffonné quelques dessins dans un carnet pour mettre au point ce travail. L'unique référence donnée avec le sujet était un tableau de Jean Fautrier réalisé en 1943. A ce moment-là, l'ascension du mont Everest me passionnait. J'étais fasciné par le périple de nombreux alpinistes s'aventurant dans cette zone magnifique mais hostile du monde. Les récits dont j'avais entendu parler dégageaient quelque chose d'incroyable et d'effrayant. Comme si cette montagne était irrésistible, magnétique, bien que l'endroit fut extrêmement dangereux.

Je m’étais par ailleurs intéressé à l’histoire d’un alpiniste ayant disparu à proximité du sommet lors d’une expédition en 1996. Une tempête l’avait emporté, il était probablement mort de fatigue et de froid après avoir atteint le sommet. Son corps momifié par le froid était devenu un point de repère pour tous les grimpeurs. Du fait de ses bottes vertes qui dépassait de la neige, les autres alpinistes l’avait surnommé « Green Boots ». Ce récit m’avait interpellé sur les risques encourus à si haute altitude. Tout semblait problématique. Le moindre mouvement, la moindre enjambée, la moindre respiration, demandait un véritable effort, au prix duquel une intense fatigue ou l’ivresse des sommets pouvait apparaître. Des conditions extrêmes pour le corps humain, insupportables, douloureuses, fragilisant drastiquement ses défenses. Je m’aperçus alors que les images merveilleuses de cette vénérable chaîne de montagne de l’Himalaya, détenait un lourd secret, c’était aussi un immense cimetière à ciel ouvert.

Première version de "Green Boots", carton, couverture de survie, station de montage super 8, 2014 / Module lunaire Apollo 15, août 1971

En me basant sur ces récits d’expéditions tragiques, j’eus l’idée de faire le lien entre exploration terrestre et exploration spatiale. L’endroit le plus élevé sur terre, considéré comme zone hostile du point de vue de la survie, possédait des propriétés analogues aux zones inhabitées et inhabitables situées en dehors de l’atmosphère terrestre. Les conditions météorologiques et climatiques des plus grands sommets de l’Himalaya s’apparentaient pour beaucoup in fine aux conditions extrêmes que l’on pouvait trouver sur le sol de Mars ou de la Lune. Ainsi la forme de l’objet principal de l’installation évoquait un module lunaire, une capsule de survie, dont la surface cartonnée et réfléchissante (emploi d’une couverture de survie) comportant des éraflures symbolisait la fragilité et la précarité du vivant. Je cherchais à montrer au moyen de matériaux divers la vulnérabilité du corps humain en milieu hostile.

Seconde version de "Green Boots", 2014

Au-dessus du module cartonné se trouvait une mini station de montage Super 8 ornée d’un pochoir rétroéclairé au nom de « Green Boots ». Ce détail revêtait un caractère d’archive, cherchait à rappeler la place importante de l’image lors des ascensions de l’Everest, précisément de la photographie en tant que preuve du périple et du triomphe des alpinistes. Véritable trace de leur passage, la photographie constitue l’accréditation de leur exploit et la conservation de la mémoire de leurs récits. Une dimension mémorielle induisant l’enregistrement d'instants prégnants, la création d’une chronologie journalière, pour certaines à jamais perdue, comme ce fut le cas de l’expédition d’Andrew Irvine dont le corps et l’appareil photo ne furent jamais retrouvés.

La toute dernière image de George Mallory (à gauche) et Sandy Irvine quittant le camp de base IV le 6 juin 1924, photo prise par Noel Odel.
 
Croquis pour "Green Boots", 2014

Sur mon croquis de départ figuraient également des drapeaux de prière, aussi appelés en tibétain « loungta » ou « chevaux du vent ». Jalonnant le parcours de l’Everest, ces guirlandes constituées de petits bouts de tissus colorés aux mantras imprimés ont pour fonction d’éloigner les difficultés, tels des porte-bonheurs, le vent se chargeant de répandre les prières dans les airs afin d’apporter aide et protection aux grimpeurs. Ainsi par le choix d'éléments faisant référence aux trajectoires malheureuses d’alpinistes au mont Everest et le travail des propriétés plastiques des matériaux, je tentais d’engager un dialogue entre corps et décor, entre astre et désastre.

Panoramas au sommet de l'Everest, images extraites des films Le Sommet des Dieux de Patrick Imbert et Lost on Everest de Renan Ozturk

Derrière sa splendeur l’Everest revêt en réalité une aura dramatique. En dépit de sa beauté cela reste un territoire hostile où il ne fait pas bon s’aventurer. Sur le parcours menant à son sommet, surtout à proximité des premiers et seconds ressauts, certains alpinistes disent avoir déjà vu les dépouilles d’autres alpinistes gisant çà et là, victimes épuisées, ignorées parfois, en proie au froid au manque d’oxygène. Du fait des conditions extrêmes, de la dangerosité du relief et du coût élevé des opérations de sauvetage, ces corps ne peuvent être déplacés et rapatriés. J’avais d’ailleurs été étonné d'apprendre qu’à plus de 8000 mètres la notion d’entraide devient compliquée. Le site a aussi la triste réputation d’être pollué. Des détritus et autres bouteilles d’oxygène jonchent le parcours. Malgré ces funestes revers, des hordes d’alpinistes continuent de s’aventurer là-haut chaque année. Nombres de sherpa et de passionnés grimpent à tout prix en prenant parfois des risques inconsidérés. Sa fréquentation ne fait semble-t-il qu’augmenter, témoignant des conséquences néfastes du tourisme mondialisé.

Point de vue du dernier camp de base avant la course au sommet, Lost on Everest, 2020

On ne peut que déplorer cette triste réalité derrière la splendeur unique de l’Himalaya et son panorama presque irréel, comme sorti tout droit d’un autre monde, ce qui motive peut-être tant ces alpinistes. Mais est-ce vraiment cela qui les attire, qui les oblige ? Le prix du triomphe de l’Everest est-il plus important que leur propre vie ? Qu’est-ce qui les incite à braver le danger, malgré les sombres avertissements de la nature ? Le documentaire Lost on Everest sorti en 2020 offre une modeste réponse plutôt matérialiste et généraliste : un groupe d’alpinistes tente de retrouver l’appareil photo de l’expédition George Mallory et Andrew Irvine menée en juin 1924, avec l’idée de mettre à jour les preuves de l’accomplissement de leur ascension afin de savoir s’ils furent les premiers à conquérir le toit du monde avant Edmund Hillary et Tensing Norgay en juin 1953. Mais c’est avec de grandes difficultés qu’ils parvinrent à peine à monter au sommet sans pouvoir mener leur recherche, l’un d’eux étant obligé de rester au camp de base en raison d’un ennui de santé à priori bénin mais pouvant devenir mortel à haute altitude. De belles images mais un point de vue documentaire relativement étriqué, sans grands questionnements, motivée essentiellement par la preuve historique et le sensationnel. Effarant surtout de voir l’envahissement de l’Everest par une cohorte d’alpinistes s’entassant en cordée à l’approche des différents ressauts.

Edmund Hillary et Tensing Norgay au retour de l'Everest en juin 1953

En revanche le documentaire Les Ascensions du réalisateur Werner Herzog offre un autre point de vue dans sa partie consacrée à l’expédition de Reinhold Messner et Hans Kammerlander au Gasherbrum en 1984. Alpiniste chevronné, Messner est connu pour avoir bravé plus de treize sommets dépassant les 8000 mètres. Lorsqu’Herzog lui pose la question suivante : « Quelle est cette fascination qui pousse les alpinistes sur les plus hauts sommets ? », Messner répond ceci : « La question n’existe pas, mon être tout entier étant la réponse », puis de poursuivre « le monde s’arrête probablement en même temps que ma vie […] ce qui compte à mes yeux n’est pas tant de grimper, mais d’avancer, toujours plus loin. »

Reinhold Messner dans Les Ascensions, documentaire de Werner Herzog, 1984

Messner explique par ailleurs à Herzog que l’alpinisme est comparable à une sorte de folie créatrice avec l’idée de laisser son empreinte quelque part, de se mesurer à la toute-puissance de la nature pour se sentir pleinement vivant et prendre conscience de sa propre vulnérabilité. Cette conception de l’alpinisme rappelle celle des artistes romantiques dans leurs représentations, caractérisés par une volonté d'explorer toutes les possibilités de l'art afin d'exprimer leurs états d'âme, en valorisant notamment l’exaltation des passions, le sublime, les paysages tourmentés, la fascination pour la nature sauvage et grandiose qui en sont les thèmes principaux, particulièrement reconnaissables chez Friedrich et Delacroix.

Le Voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich, huile sur toile, 1818 / l'alpiniste Habu Jôji du film d'animation Le Sommet des Dieux, Patrick Imbert, 2021

Devant les risques considérables que représentent la conquête des hauts sommets, Herzog ne put s’empêcher de demander à Messner s’il ne cherchait pas la mort en fin de compte. A son tour de répondre : « L’escalade influence certainement ma relation à la mort […], je n’ai jamais eu envie de me tuer lors de mes escalades. ». Le témoignage de Messner démontre au contraire la conscience aigüe qu’il a du danger. Au moment de quitter son bivouac pour affronter le Gasherbrum avec son compagnon de cordée, il dit ceci : « Si nous ne sommes pas revenus au bout d’une semaine, pas la peine d’envoyer quelqu’un. On ne pourra pas nous retrouver. ».

Vivre pleinement, se donner à sa passion, repousser l’infini, sont les principes cardinaux qui pourraient résumer la vision de Messner. Comme une recherche de transcendance à travers l’effort, de mise au ban des limites, vision partagée par de nombreux explorateurs. Le Sommet des Dieux de Jiro Taniguchi et sa récente adaptation animée, illustrent parfaitement cette conception de l’alpinisme en tant que discipline visant le dépassement de ses propres limites. Au-delà de la recherche de la preuve photographique, du sensationnel, il y a aussi la transmission d’un savoir, toujours en mouvement, toujours latent, mais aussi la construction de son propre récit, de sa propre épopée, mettant à niveau égal la dimension matérielle et spirituelle. Une réflexion émerge du film de Patrick Imbert : que vaut la trace du triomphe par rapport à l’intimité du récit, aux souvenirs de l’alpiniste ?

Couverture du tome 2 du manga paru en septembre 2010, Le Sommet des Dieux par Jiro Taniguchi, édition Kana

Derrière l’image carte postale de l’Everest se jouent actuellement de nombreux défis : écologiques, économiques et humains. Chacun d’entre eux étant conjointement liés. Si l’être humain a toujours eu le besoin de braver la nature, d’en explorer les tréfonds ou les sommets, ce n’est pas simplement pour des raisons contemplatives ou expansionnistes. Ou plutôt si, mais à un autre niveau, situé au-dedans, au-delà de l’aspect rétinien et de l’esprit de conquête. En témoignent l’expérience de Reinhold Messner et l’œuvre de Jiro Taniguchi, où s’insinuent une dimension mystique, quasi religieuse faisant la part belle à l’introspection et à la volonté toujours reconduite de repousser les limites du monde.

Images : Le Sommet des Dieux, Patrick Imbert, 2021 / Lost on Everest, Renan Ozturk, 2020 / Les Ascensions, Werner Herzog, 1984

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