Profondeur de temps
Du haut de ses 72 ans, Robert Zemeckis parvient avec Here - Les Plus belles années de notre vie à faire la juste synthèse d’une partie de sa filmographie. Regroupant les thèmes de l’espace-temps, de la famille, du couple, du passé, de l’histoire et du lieu, le récit de Here s’articule autour d’un îlot central, véritable centre névralgique du film : le salon d’une maison construite à l’aube du XXème siècle où vont se succéder les vies de différents personnages appartenant à différentes époques, dont celles du couple incarné par Tom Hanks (Richard Young) et Robin Wright (Margaret Young) évoluant sur près de cinq décennies.
Mais l’histoire de cette galerie de personnages rattachés à un même espace ne se fait pas de manière chronologique, elle se découvre au contraire par un procédé d’aspect cubiste, c’est à dire par la fragmentation subtile de l’espace de l'image au moyen de cadres de plus ou moins grandes tailles apparaissant et épousant parfaitement les zones de la pièce pour dévoiler des temporalités différentes, des points de vue différents. Chaque fenêtre s’ouvrent ainsi sur une époque et fait souvent résonner cette époque avec une autre en tenant une correspondance avec ce qu’était le lieu des années, des siècles, des millénaires, auparavant. C’est là l’atout majeur du film, de proposer un va-et-vient temporel par le cadre, le fenêtrage, en tant que raccord étonnant permettant de faire cohabiter et dialoguer plusieurs vies et temporalités à l'intérieur d'un même espace.
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L'ici de Here, de l'ère glaciaire à 1900 |
Dès l’ouverture la timeline de Here se dessine au fur et à mesure que le décor change, passant d’une forêt préhistorique aux fondations d’une maison en quelques minutes. Le film commence avec le big bang, la caméra est déjà placée, c’est un œil qui voit tout, qui fixe les événements se déroulant dans le cadre et qui n’en changera pas hormis à la toute fin. Dinosaures, indiens, colons, indépendantistes, génie scientifique, violoncelliste, aviateur malheureux, années folles, entre-deux-guerres, yéyé, années 80, période Covid, nombreux marqueurs de l’histoire [américaine] y passent. Ce qui frappe c’est le point de vue qui ne bouge pas et à l’intérieur du cadre un défilé de personnages se superposant selon les époques, comme si l’ici du titre était un axe imperturbable autour duquel s’articule une sorte de cosmogonie, un monde en constante évolution.
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Le temps qui passe ou la constante transformation du lieu chez Zemeckis |
Prosaïquement, cet axe est un salon avec une cheminée et une large fenêtre offrant une vue sur un quartier. Mais Zemeckis superpose cet ici pas seulement sur le plan de la maison, mais aussi sur celui d'une forêt, d’un chemin de terre, d’un marécage, d’une calotte glaciaire, il montre le lieu comme un tout cosmogonique. Par son ouverture préhistorique, il nous dit que cet ici a toujours existé bien avant l’habitat. Il nous dit aussi que les vies, les modes, les us se succèdent autour d’un espace, comme il l’avait déjà démontré dans Retour vers le futur, notamment à travers toutes les scènes de l’hôtel de ville de Hill Valley, lieu emblématique des trois volets, traversant les époques, assistant aux divers basculements, aux diverses rixes, de la conquête de l’ouest à l’année 2015. Tout comme finalement le parking de la promenade des deux pins, véritable lieu transitionnel, le quartier d’Hilldale et la place de l’hôtel de ville.
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Lieu traversant les époques, l'hôtel de ville de Hill Valley de Retour vers le futur et la célèbre route empruntée par Doc pour rejoindre l'année 2015 |
Par ailleurs la comparaison entre la
trilogie Retour vers le futur et Here paraît opportune, notamment sur le rapport entre l’espace-temps et
les liens familiaux. Dans cette optique, la maison des Mc Fly tout comme
celle des Young est le théâtre de scènes de vie ordinaires qui configurent ou
qui annoncent bien souvent une somme d’événements à venir.
Repas, anniversaires, fêtes, rencontres impromptues, soirées devant
la télé, participent du quotidien qu’éprouve chaque membre de la famille, avec
souvent en perspective la question du foyer, du bien être et de
l’épanouissement familial. Si Marty en prenant la DeLorean
parvient à améliorer l’avenir de ses parents, Richard tente de
faire la même chose par d’autres moyens, en étant surtout à
l’écoute des siens et en prenant soin d’eux au présent. Dans
les deux cas le voyage dans le temps opère, l’un par l'invention, l’autre par le fenêtrage, véritables brèches
dévoilant la mémoire du lieu, visibles de manière fragmentée telles des
ouvertures spatio-temporelles à priori sans incidence.
Ainsi toute la mise en scène de Zemeckis s’organise autour d’un plan fixe, centré sur l’intérieur d’une maison et de sa pièce principale, le salon, où vont se dérouler un ensemble d’événements relatifs aux vies de chacun et à l’histoire.
Mais cette idée de présenter un lieu en tant que point nodal ou de basculement du récit n’est pas nouvelle chez le réalisateur. Déjà présente dans Forrest Gump avec le banc de la ville de Savannah d’où le personnage principal commence son histoire, le lieu de départ de la narration arrime toutes les situations, passées ou à venir et embarque avec lui d'autres lieux emblématiques. C'est le cas du long chemin à proximité de la grande maison de Forrest où se déroule cette magnifique scène de course-poursuite filmée au ralenti sonnant comme une libération. Les routes, les chemins font d’ailleurs souvent figures de lieux transitionnels chez Zemeckis, mais aussi de dépassement des limites physiques de l'espace. Cet aspect apparaît clairement dans Retour vers le futur, lorsque Doc utilise la route jouxtant la maison de Marty comme piste de lancement vers 2015, mais aussi dans Here, lorsqu'un long chemin de terre apparaît à l’emplacement de la maison des Young, signalant un retour à l'époque coloniale.
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Le banc de Forrest Gump, lieu de départ de la narration du film et le chemin de la course-poursuite libératrice |
L’autre aspect qu’aborde le film est la chronologie à travers l’histoire. Une chronologie à reconstituer, ou plutôt à resituer, dans Here, les époques se présentant comme les pièces d’un grand puzzle temporel, ou bien à suivre de manière plus linéaire comme dans Forrest Gump, à mesure que l’on avance dans le récit.
Enfin il y a un dernier lien à évoquer avec l’un des films majeurs de Zemeckis. Il s'agit de Seul au monde, où une île déserte devient le territoire initiatique d'un employé de fret aérien à l’intérieur duquel il doit survivre. Le film se concentre sur cet espace et embarque avec lui la vie de Chuck Noland pour un temps indéterminé. Le personnage appartient au lieu sans vraiment savoir quand adviendra son sauvetage. Il prend possession de cet espace d’infortune en tant que nouveau chez lui, se l’approprie, l’arrange à son image et à ses besoins. Ce geste d’appropriation d'un espace se retrouve également dans Here, à travers les différents changements de propriétaires qui s’installent et occupent la maison au cours du temps. Ils aménagent leur espace vital selon leurs nécessités. Les meubles, les bibelots, qui ne sont jamais les mêmes, qui ne sont jamais au même endroit, reflètent à la fois leur époque mais aussi leurs habitudes de vie. L’île de Seul au Monde tout comme la maison de Here ont ainsi comme point commun d’être des topos de [sur]vie, de transformations et d’apprentissages.
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Wilson dans Seul au monde |
Au début de Here, Tom Hanks place deux chaises pliantes dans le salon vide de la maison familiale après l’avoir rachetée. Cette scène assez énigmatique au départ prend tout son sens à la fin du film. Derrière ce geste d’apparence anodine s’immisce en réalité la charge d’un retour à la mémoire, d’un retour au source. C’est une invitation au voyage dans les souvenirs, une réactivation du vécu, dans un lieu qui a vu naître, grandir, mourir, s’aimer, s’amuser, rêver, vieillir. Il n’y a plus qu’à s’asseoir et observer la pièce pour se rappeler.
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Image de la bande dessinée "Ici" de Richard McGuire publiée en 2014 d'où puise le film de Robert Zemeckis |
Adapté de la bande dessinée éponyme
de Richard McGuire, le film de Robert Zemeckis rend grâce au temps qui
passe mais aussi à tous les personnages ayant occupé un même
espace. Révélant différentes époques au moyen du « temps
fenêtré », Here prend acte de l’ici
en tant que tout cosmogonique, voyant se superposer les récits de
vie, faisant de l’histoire d’un lieu les histoires du lieu. Si l'on peut reprocher au film d'être parfois un peu mièvre et artificiel, il est en revanche riche de sens quant à cette question de l'éphémère et de la continuité, en mettant en lumière le rapport de chacun à son espace de vie.
Images : Here - Les Plus belles années de notre vie, Robert Zemeckis, 2024 / Retour vers le futur, R.Zemeckis, 1985 / Forrest Gump, R.Zemeckis, 1994 / Seul au monde, R.Zemeckis, 2000
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