Vanité Monstre

Prix du scénario à Cannes cette année, The Substance de Coralie Fargeat est un véritable uppercut cinématographique. Convoquant Cronenberg, Kubrick, Lynch, De Palma, la réalisatrice jusqu'alors peu connue (un seul long métrage à son actif auparavant, Revenge passé relativement inaperçu), affirme et déploie ici son talent de metteur en scène.

On peut d'ailleurs s’interroger sur le pourquoi du prix du scénario, tant c'est la mise en scène qui porte le film tout du long. Les membres du jury lui ont préféré Grand Tour de Miguel Gomes.

Force est de constater que The Substance est au bas mot impressionnant. Captivant, fantastique, drôle, gore, inquiétant.. Tout est résumé dès le premier plan : une main gantée tenant une seringue injecte dans un jaune d’œuf un produit ressemblant à de la fluorescéine, puis l’œuf se dédouble, évoquant le processus de la méiose, accouchant d’un second bien plus rond et homogène. Cette ouverture d’apparence tranquille et anodine va se déployer à échelle humaine, offrant une variation beaucoup plus percutante, inquiétante et spectaculaire. Elisabeth Sparkle incarnée par Demi Moore, à l’aube de ses 50 ans, est virée après avoir présenté une émission phare d’aérobic durant des années. Son affreux boss (Dennis Quaid) lui explique qu’elle n’est plus dans l’air du temps, qu’elle paraît trop âgée, que son physique ne colle plus aux valeurs de l’émission et qu’il songe à la remplacer par une collaboratrice plus jeune. Cette brutale éviction est vécue comme un choc. Lorsqu’une proposition inattendue va tout bouleverser.

Regards avides et sourires carnassiers, au centre Harvey le boss d'Elisabeth Sparkle

La substance entre alors en jeu dans la vie d’Elisabeth sous la forme d’un pacte faustien. Qu’est-elle prête à abandonner pour rester sur le devant de la scène ? La promesse d’une seconde jeunesse est à la clef. En s’injectant dudit produit, Elisabeth se mue en Sue (Margaret Qualley), son double au corps parfait de 30 ans de moins. Mais comme dans tout pacte faustien, il y a un revers, un prix à payer. Elisabeth ne peut-être Sue qu’une semaine sur deux. Telle une cendrillon du XXIème siècle, elle doit impérativement retrouver son corps normal au bout d’une semaine, sinon les conséquences seront terribles. Elisabeth doit donc gérer une double vie, un double rythme. Tantôt sous le feu des projecteurs en étant Sue, rayonnante, véritable canon de beauté et bombe des plateaux faisant grimper l’audimat, tantôt aigrie et recluse dans son appartement en étant Elisabeth, obligée d’attendre l’arrivée d’une nouvelle dose pour être à nouveau Sue. Un phénomène d’addiction se met alors en place, le processus se dérègle, le rêve tombe à l’eau et se transforme en véritable cauchemar. 

Elisabeth Sparkle (Demi Moore)

Sue (Margaret Qualley)

Coralie Fargeat n’y va pas par quatre chemin pour montrer cet effondrement progressif et total. Filmé à la manière d’une métamorphose qui dégénère comme dans La Mouche de Cronenberg, la réalisatrice passe du drame à l’horreur, du banal au chaos, de la raison à la folie, en montrant le délitement de la psyché de son personnage principal. D’une scène de mue surréaliste dans une salle de bain immaculée à un show télévisé virant au bain de sang façon Carrie au bal du diable, The Substance ne lésine sur aucun détail en jouant sur tous les tableaux de l’horreur. Du film d’épouvante au body horror, du fantastique au gore, du film de science-fiction au film de monstre, le long métrage charrie son lot d’images fortes et repoussantes en basculant du conte de fée au conte horrifique.


Tel le schéma de la métamorphose, ce basculement s’opère en une suite d’étapes clefs offrant plusieurs transitions pour aboutir à la figure du monstre. Le film se décompose ainsi en trois parties, ou plutôt en trois portraits : Elisabeth Sparkle – Sue – MonstroElisasue. Les premiers signes de transformation apparaissent après abus de la substance et provoquent l’altération du corps d’Elisabeth. Mains, jambes, peau, chairs, rentrent progressivement en état de décomposition, se flétrissent monstrueusement. L’occasion pour la réalisatrice de travailler la plasticité de certaines séquences en jouant sur les matières organiques, mais aussi les couleurs, les textures, les contrastes, les sons. Cela donne lieu à de purs moments de folies visuelles rappelant The Thing de Carpenter, Braindead de Peter Jackson ou même le récent Smile 2 de Parker Finn, avec lequel The Substance partage ce même goût pour l’hallucination, la folie et le spectacle de l’horreur. La sphère médiatique et l’espace scénique sont d’ailleurs leur socle commun. 

Les références horrifiques de The Substance, en bas à gauche La Mouche

Perspective du couloir de l'Overlook Hotel de Shining dont les motifs au sol rappellent ceux du studio où travaille Elisabeth

Smile 2 et son héroïne malchanceuse, Skye Riley (Naomi Scott)

Dans la dernière partie montrant le stade final de cette métamorphose dantesque, Coralie Fargeat met en lumière une créature hybride en lieu et place d’une star bien galbée, telle une entité difforme livrée en pâture face à des milliers de spectateurs. De manière critique l’expression de la dualité est réunie dans un seul et même corps prenant les traits d’une abomination. Mais derrière cette esthétique de l’horreur volontairement exagérée, voire grotesque, se distingue surtout un propos acerbe sur la dictature des apparences et l’industrie du spectacle. Quand la carrière d’une star sur le déclin devient sujet de réflexion sur le rapport à l’image féminine, à la beauté, au temps et à la médiatisation. Ressemblant dans ses parties les plus hot et musicales au clip de Benny Benassi en version trash et gore, The Substance affronte son véritable sujet qui est l’image de soi face aux autres où le corps est montré comme une simple enveloppe de chair, un costume que l’on porte et supporte à mesure que le temps passe. Dans un monde où les affiches de mode, les publicités, les émissions télé, donnent du corps féminin et masculin une vision souvent idéalisée, des formes parfaites, comme si la norme répondait à un canon de beauté précis, qu’est-on prêt à faire pour rester belle et beau ? La substance apparaît alors comme une fontaine de jouvence, un remède à la vieillesse, pour une jeunesse éternelle, une beauté éternelle, visant à séduire, à plaire au plus grand nombre par la conservation de son image. Le refus d’accepter les aléas du temps et le désir profond de s’en extraire ne sont que vanité. L’héroïne de Baptism, manga de J-Horror de Kazuo Umesu, partage avec Elisabeth cette même obsession pour la beauté jusqu’au seuil de la folie, masquant ses rides et ses taches de vieillesse sous une tonne de maquillage, faisant appel à un docteur pour en remédier, finissant par échafauder un plan machiavélique.

Izumi Wakakusa, actrice en quête de beauté éternelle dans Baptism, manga de la J-Horror de Kazuo Umezu publié en 1974

Dans The Substance le corps d’Elisabeth et de Sue est filmé comme un champ de bataille, à la fois objectivé, rien d’autre qu’une façade glamour rameutant le public, sujet au diktat de la beauté mais aussi vulnérable, fragile, sujet à l’épuisement et à la dépendance, épris d’inquiétudes diverses révélant une triste réalité intérieure. A travers ses affiches monumentales rappelant des publicités, l’artiste Barbara Kruger montre bien cette injonction toujours d’actualité dans les médias et dans la société du « sois belle et tais-toi » opposé à la vie intime, où l’image féminine n’est qu’une marchandise. Mais dans le cas présent au delà du propos féministe et politique, c’est finalement le propos sur la beauté éphémère et la vanité qui prend le dessus. 

Your body is a battleground, Barbara Kruger, 1989, sérigraphie, 284 x 284 cm

Fonctionnant par hyperboles, le film entier offre de nombreuses résonances allégoriques à la manière des natures mortes, des vanités précisément, mettant l’accent sur une idée par le biais d’éléments symboliques, dont le miroir, la fleur fanée, la mouche, le sablier, le crâne humain se veulent les relais signifiants et font souvent figures de memento mori ou insistent sur le caractère éphémère de la vie ou de la gloire. Observation aussi valable dans les tableaux allégoriques mettant en scène des personnages incarnant une idée abstraite, à l’image du portrait féminin de Lorenzo Lippi tenant d’une main un masque et de l’autre une grenade symbolisant la dissimulation et la fausse apparence, dont la vie d’Elisabeth-Sue aurait pu servir d’inspiration.

A gauche, l'Allégorie de la Simulation ou La Jardinière au Masque par Lorenzo Lippi, 1640, à droite, All is Vanity par Charles Allan Gilbert, 1892

All is Vanity dit le titre de l’illustration de Charles Allan Gilbert représentant une femme assise devant le miroir de sa coiffeuse contemplant son reflet. Avant de s’apercevoir avec un peu de recul que le napperon, la chandelle, les flacons entreposés sur la table, le pourtour du miroir, le bouquet dans un vase, le chignon de la jeune femme et son propre reflet, forment un inquiétant crâne humain. Cette deuxième lecture de l’image fonctionne comme une découverte à retardement à la manière des doubles images de Salvador Dali, des figurations où la forme est interprétable de deux manières différentes, quelquefois même de plus. Procédé visuel déroutant parce que lorsque l’on plonge dans l’image on a affaire à une espèce d’incertitude totale sur la réalité, comme un brouillage de la figuration par sa double lecture quasi immédiate, par son hybridation.

The Substance fonctionne un peu de la même manière que les doubles images de Dali. Coralie Fargeat parvient à brouiller l’identité d’Elisabeth, au point de ne plus vraiment savoir si Sue est encore la même personne ou bien si c’est son double maléfique. De cette vertigineuse dualité naît MonstroElisaSue, boss final de cette quête de beauté et d'admiration virant à l’échec absolu. Ironiquement, sa seule survivance montrée en plan final est son étoile sur Hollywood Boulevard, qui, malgré le temps, les intempéries, les passants, les lézardes, restera entretenue quoiqu’il advienne.

 

Images : The Substance, Coralie Fargeat, 2024

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