Proche de Bâle, dans la petite ville de Riehen, a lieu actuellement
l'exposition « Nordlichter » - « Lumières du
Nord ». Cette magnifique exposition visible à la Fondation
Beyeler jusqu’au 25 mai 2025 réunit plusieurs peintures de paysage
ayant pour thème la lumière des pays nordiques, principalement de
Suède, Finlande, Norvège mais aussi du Canada. Réparties dans la
moitié du bâtiment conçu par Renzo Piano ces peintures de formats
très divers impressionnent par leur éclat et leur matérialité.
Prenant pour modèle et source d’inspiration la lumière des jours
d’été, l’obscurité des longues nuits d’hiver ainsi que les
aurores boréales, cette exposition est une véritable invitation à
voyager dans la couleur et la matière picturale.
A travers les neuf salles du musée
peuvent être ainsi admirées des forêts de sapins inspirées de la
Taïga, des étendues d’eau ondoyantes ou gelées, des montagnes
enneigées, des soleils d’hiver. Tout un répertoire de paysages
typiques décrivant parfaitement les différents moments de la
journée, de l’aube à la nuit. L’exposition met sur le devant de
la scène les œuvres de treize peintres peu connus du grand public
ou tombés dans l’oubli, à l’exception d’Edvard Munch.
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Aurores boréales de l'artiste suédoise Anna Boberg / Prince Eugène, Là où la forêt s'éclaircit, 1892 / Tom Thomson, Neige en Octobre, 1916 / Helmi Biese, Vue de la crête de Pyynikki, 1900 (détails)
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Tom Thomson, Rivière du Nord, vers 1915 / Akseli Gallen-Kallela, Nuit de Printemps, 1914
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Akseli Gallen-Kallela, Le Repaire du Lynx, 1908
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En découvrant les tableaux des deux
premières salles, ceux du Prince Eugen, Ivan Ivanovitch Chichkine et
Anna Boberg, on est de suite frappé par le souci de traiter les paysages non
pas sur le mode académique comme s’il s’agissait de simples
décors figés reproduits à l'identique mais plutôt de s’en extraire en en faisant de
véritables sujets d’expérimentations picturaux autour des jeux
de lumière. C’est à dire de donner une réelle expressivité au
paysage en tentant de faire vibrer l’intérieur du cadre par
l’observation sensible des effets de lumière dans la nature,
tantôt rares ou imperceptibles, tantôt subtils et fugaces, souvent
difficiles à saisir. La question de la représentation de la lumière
n’est pas nouvelle en peinture. Les peintres paysagers comme Claude
Le Lorrain ou Jean-François Millet s’étaient déjà aventurés
dans de somptueuses vues portuaires ou campagnardes mettant en avant
la lumière du soleil levant ou couchant accompagnée de personnages. Mais le courant
artistique qui a sans doute le plus à voir avec le travail des
artistes de l’exposition est l’impressionnisme.
En 1872, Claude Monet réalisa le tableau qui donna son nom à ce
courant d’avant-garde pour l’époque : Impression,
soleil levant, une vue du port du havre par un matin frais,
tableau entièrement réalisé sur le motif, c’est à dire in-situ.
Changement radical dans la façon de représenter un paysage. La
touche du peintre est visible, les couleurs sont comme jetées sur la
toile ou juxtaposées par endroit, la lumière du soleil est rendue à
une tache rougeâtre contrastant avec la dominante grise-bleue
faisant émerger les silhouettes à peine esquissées d’embarcations,
de cheminées, d’habitations, toutes enchevêtrées, se perdant
vaguement au loin. C’est la naissance de l’impressionnisme.
L’intérêt de Monet pour la lumière est constant à travers tout
son œuvre. De sa série sur la cathédrale de Rouen aux Nymphéas,
il met à l’honneur le temps et le mouvement relatifs aux effets et
variations de la lumière sur l’eau, la neige, la pierre, les
arbres, les fleurs, à toutes sortes de phénomènes lumineux que
l’on peut observer dans une même journée.
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Claude Monet, Impression, Soleil levant, 1872
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Claude Le Lorrain, Le Matin dans un port en mer, 1634 / Jean-François Millet, L'Angelus, 1857-1859
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S’étendant sur une période allant
de 1880 à 1930, les tableaux présentés à la Fondation Beyeler
s’inscrivent en parallèle des représentations de Monet, et même
plus loin, ayant des affinités avec l’expressionnisme et l'abstraction. A voir les
effets de lumières et la composition des tableaux d’Hilma af Klint
(Lever de soleil, œuvre préparatoire pour groupe III)
ou de Gustaf Fjaestad (Soir d’hiver au bord d’une
rivière, Neige fraîchement tombée), cette
résonance avec l’avant-garde picturale paraît évidente même
s’il ne semble pas y avoir de correspondance directe. Chose
surprenante pour le peintre suédois, l’impression quasi
photographique se dégageant de ses paysages, dont le style se révèle
en partie pointilliste lorsqu’on s’en approche, laisse apparaître
la touche, les traces juxtaposées, formant avec le recul la matière
même du paysage représenté.
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Gustaf Fjaestad, Soir d'hiver au bord d'une rivière, 1907
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Toute l’exposition articule en fait
une pluralité de points de vue, de cadrages, de gestes, de démarches
singulières picturales autour du thème de la lumière du paysage en
tant qu’elle est le moteur, le centre névralgique de l’œuvre,
elle fait œuvre. Par la découverte de certains tableaux, celle-ci
interroge le rapport qu’ont ces artistes à la peinture, à la
composition de l’image mais surtout à la nature. Certaines
différences stylistiques notables apparaissent tout au long du
parcours muséal, comme les tableaux d’Emily Carr arpentant le
mouvement de la nature, le tournoiement des arbres dans ses
représentations de forêts sauvages canadiennes, si bien que l'on
croirait les entendre brassées par le vent. Technique de
représentation digne de l’expressionnisme frôlant par endroit
l’abstraction grâce à une touche énergique comparable à celle
d’Edvard Munch dans certains tableaux, eux-aussi imprégnés de
déformations et de mysticismes. Présence spirituelle singulière de
la lumière et du paysage aussi à l’œuvre chez Harald Oskar
Sohlberg comme dans Nuit d’hiver dans les montagnes,
où l’on découvre que la liaison entre l’exaltation des
sentiments et la foi en une nature toute puissante, autant
contemplative que sublime, chère aux Romantiques, animait le geste de
nombreux artistes norvégiens du milieu du XIXème siècle tendant
pour la plupart vers le Symbolisme.
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Emily Carr, Forêt, Colombie-Britannique, 1931-1932
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Edvard Munch, Fumée de train, 1900
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Harald Oskar Sohlberg, Nuit d'hiver dans les montagnes, 1914
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Mais d’un point de vue purement
plastique l’exposition « Lumières du Nord » offre plus
qu’une déambulation picturale autour des phénomènes lumineux
naturels. En considérant tout les types d’effets picturaux déposés
sur la toile pour matérialiser la lumière, que ce soit par
l’intermédiaire du mouvement (fugacité des reflets sur la
végétation), des contrastes (éclat de la neige, percée des
aurores boréales, intensité des ombres creusant le paysage), de la
transparence et du miroitement (à la surface de l’eau, sur des
étendues souvent gelées), des couleurs du ciel ou de la brillance
du soleil, on ne peut qu’être ébahis par la grande variété des
modes opératoires. Tout un langage plastique s’élabore sous nos
yeux. De par ces différentes manières de faire, ces différentes
manières de procéder pour recouvrir la toile et faire surgir la
lumière du tableau, l’exposition tend véritablement à
questionner l’acte de peindre.
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La touche picturale, effets de matière et de lumière (détails)
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Reflets de l'eau, ombres marquées, empâtements et transparences creusant le relief paysager (détails)
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Arrêtons-nous un peu sur ce
questionnement en prenant pour exemple le tableau d’Hilma af Klint
Lever de soleil, œuvre préparatoire pour groupe III.
Se distinguent de cette représentation un aspect vaporeux, une
touche empreinte d’un certain réalisme atmosphérique rappelant à
la fois le sfumato de Léonard et les vues brumeuses et
incandescentes de Turner. Le chatoiement de la lumière est ici donné
par la multiplicité de la gamme chromatique oscillant entre le jaune
et le bleu, déclinée en un ensemble de variations allant en dégradé
de tons clairs à des tons foncés (du ciel à l’eau) profitant de
quelques contrepoints logés aux abords du tableau (nuances de bleu
parsemant le ciel jaunâtre, nuances de jaune matérialisant les
reflets de l’eau). Les contrastes de couleurs organisés en
myriades donnent l’impression qu’une boule de feu éclaire,
irradie, l’ensemble du paysage.
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Hilma af Klint, Lever de soleil, œuvre préparatoire pour groupe III, 1907
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Cette présence matérielle de la
lumière du soleil répond de la gestuelle de l’artiste, de la
façon dont elle dépose sa couleur sur la toile, précisément ici
par accumulation et juxtaposition. La représentation semble se
construire par couches successives, par amoncellement de couleurs
juxtaposées, comme un instantané. Cette méthode de représentation
inspirée des tableaux impressionnistes et pointillistes de Seurat,
Monet, Renoir et Pissaro, tient probablement sa source, ou pour le
moins son influence, des paysages avant-gardistes de William Turner.
Au regard de l’œuvre d’Hilma af Klint l’un d’eux apparaît
alors comme son pendant pré-impressionniste, saisissant l’instant
matinal dans un tourbillon de couleurs contrastées. Il s’agit de
Lumière et Couleur, (Théorie de Goethe) aussi
appelé Le Matin après le déluge ou bien encore
Moïse écrivant le livre de la Genèse.
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William Turner, Lumière et Couleur (Théorie de Goethe), 1843
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En annonçant que la peinture est
nécessairement une catastrophe, un déluge, c’est par l’œuvre
de Turner que Gilles Deleuze introduit sa réflexion sur l’acte de
peindre. Dans ces séances enregistrées à Vincennes sur la
peinture, précieuses archives audio, le philosophe tente de définir
le rapport procédural entre le geste créatif et la germination de
l’œuvre. C’est à dire de questionner le plus précisément
possible la condition prépicturale et le processus créatif. Pour ce
faire, il distingue deux types de catastrophes, la catastrophe
représentée et une catastrophe beaucoup plus secrète, c’est à
dire une catastrophe qui affecterait l’acte de peindre en lui-même.
« Qu’est-ce que ce serait ? », « Qu’est-ce
que ça veut dire ? » demande-t-il à ses élèves.
Évoquant les formes qui s’évanouissent dans le tableau de Turner
sous l’aspect de jets de vapeur, de boules de feu, de brasier de
couleurs, Deleuze tente de trouver la nature de cette catastrophe
plus profonde larvée au cœur de l’œuvre. A l’écoute du
philosophe dans sa démonstration, il est impressionnant de voir à
quel point il se saisit de la question en l’accompagnant de
références indispensables tenant lieu de jalons à sa
progression. Gilles Deleuze semble évoluer dans sa pensée comme un
voyageur explorant les territoires de l’art avec une boussole d’une hallucinante précision. Il invoque plusieurs
textes importants pour explorer son questionnement, dont l’un de
Cézanne décrivant deux moments distincts dans l’acte de peindre. Le premier
moment, le moment du chaos ou l’abîme, d’où sortent les grands
pans projetés. Deleuze cite brillamment Cézanne : « […] pour
bien peindre je dois d’abord découvrir les assises géologiques de
l’œuvre. ». Le deuxième moment correspond au moment de la
catastrophe, précisément à l’acte de peindre comme catastrophe
où il faut que les grands pans soit emportés par celle-ci. Or qu’en
sort-il de ces deux moments fondamentaux à l’origine de l’œuvre
décrit par Deleuze ? De ce jumelage chaos-catastrophe ? De ce
big bang pictural ? Il en sort la couleur répond t-il sur un ton grave.
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Gilles Deleuze entouré de ses élèves à l'Université de Vincennes, vers 1975
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Développant encore davantage sa pensée
en insistant sur l’idée que c’est dans le chaos qu’est la
condition prépicturale, Deleuze étaye les différents types de
variations chromatiques auxquelles le peintre a affaire, et arrive au
concept de point gris, c’est à dire à la couleur qu’il désigne
comme couleur-chaos en tant que matrice de l’œuvre. Une couleur
qu’il associe au concept d’œuf. D’après le texte de Paul Klee
reprit par le philosophe, le point gris devenu centre, matrice des
dimensions, saute par-dessus lui-même pour devenir chaos-germe. Ce
serait précisément grâce à ce « saut par-dessus lui-même »
que l’acte de peindre trouverait son origine, correspondrait à ce
que Paul Klee appelle dans ses écrits la cosmogenèse de la
peinture. Deleuze ajoute ceci : « Si l’œuf est le
tableau et si le point gris ne saute pas par-dessus lui-même, l’œuf
est mort, le tableau devient grisaille ». Chez Turner comme
chez Hilma af Klint, la grande variété de tons colorés et leur
déploiement autour de l’expression de la lumière indique que
cette cosmogenèse s’est incarnée, a su trouver sa propre voie
dans la genèse des dimensions point gris. Que ce soit le gris du
vert-rouge ou le gris du noir-blanc, d’où commencerait
l’artiste, les innombrables variations chromatiques qui en
résulterait constitueraient le chaos-germe de leur œuvre.
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Paul Klee, Paysage en bleu, 1917 (détail)
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Ainsi dans cette démonstration
philosophique le point gris chaos prend une valeur d’absolu, il est
l’absolu. Le tableau est traversé par une catastrophe-germe d’où
sort la couleur. Mais Deleuze va encore plus loin en s’appuyant sur
un texte de Francis Bacon. Il annonce que cette catastrophe-germe
équivaut à un diagramme que l’artiste doit établir dans le
tableau, d’où sortent des traits diagrammatiques prenant l’aspect
d’un "Sahara". A propos de son triptyque Trois
personnages dans une pièce réalisé en 1964, Bacon dit ceci
: « Je voudrais, dans un portrait, faire de l’apparence un Sahara,
le faire si ressemblant bien qu’il contienne toutes les distances
d’un Sahara ». Cette citation presque surréaliste traite de
l’écart par rapport au référent et de la recherche de
ressemblance par-delà l’abîme du mimétisme, par-delà les
clichés. En comparant le soucis de peindre un portrait comme s’il
s’agissait d’un paysage, Bacon vise la recherche de sa propre
expression au-delà des codes picturaux. Bacon appelle ainsi
« Diagramme » le moment où il balaie
les données figuratives de la toile pour recréer au hasard, par une
puissance manuelle sauvage, hors du contrôle optique, une zone
d'indétermination, opérant ainsi une destruction des premières
figurations (les clichés) par balayage, griffure, déplacement,
brouillage d’où sortiront ces figures
floues, déformées, écorchées. S’appropriant totalement
la pensée de Bacon, Deleuze considère le diagramme de l’artiste
en tant que zone de nettoyage, une zone catastrophe qui efface tous
les clichés préalables. L’instauration de ce « Sahara »
dans le tableau est à joindre au point gris-chaos formant le
diagramme de l’artiste, d’où sortent en plus de la couleur, le
rythme, la figure, toute la composition du tableau.
Pour
ainsi dire, selon
Deleuze,
chaque artiste a son propre diagramme : « Diagramme
de VanGogh, ce monde infini de hachures, de virgule, de
petites anguilles colorées,
de petits trois, qui vont palpiter le ciel, entraîner un arbre,
vibrer la terre ». Diagramme
de Turner, ces vues bouillonnantes de couleurs, chargés de vapeurs
et de mouvements, assimilables à un brasier, où s’évanouissent
les figures, donnent la sensation que le paysage est sans cesse pris
dans un tourbillon.
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Vincent Van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône, 1888
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Par
la façon dont les artistes s’emparent de la couleur l’exposition
« Lumières du Nord » prend une tournure plus analytique
que contemplative même si on reste subjugué par la beauté des
paysages représentés. La
restriction géographique autour du thème de la lumière permet au
spectateur de mieux apprécier le travail subtil des éclairages,
mais aussi de comparer les méthodes picturales pour traiter de mêmes
phénomènes atmosphériques. Reflets,
éclats,
chatoiements,
ombres,
autant de sujets de
variations plastiques que de
façons de faire, si bien
que l'on se retrouve, en plus d’admirer les tableaux, à s’interroger
sur leur raison d’être. La
lumière interpelle dans presque tous ses états, y compris, la
vraie, celle diffusée du plafond de la Fondation Beyeler offrant des raies
de lumière se déposant à fleur de certains tableaux et s’intégrant
parfois parfaitement dans la représentation. En
parallèle de cette interaction architecturale presque magique, c’est
aussi une exposition qui croise les regards. Pas
seulement
ceux sollicités, mais aussi ceux d’une époque antérieure,
évoquant les
avants-gardes picturales,
les artistes ayant
sillonné la couleur et la lumière de
manière expressive comme le
firent auparavant
Turner et Monet. Enfin
sans doute ce qui retient
encore davantage à la
découverte de ces riches
tableaux, c’est le fameux
diagramme dont parle Bacon et Deleuze, c’est à dire la
mise en avant de l’acte de
peindre, qui s’incarne quelque-part, qui est pris dans une
trajectoire, et que l’on pourrait appeler ici
vision du monde.
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Photo de la Fondation Beyeler en tête d'article, avril 2025
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