Les multitudes de Chuck

Mike Flanagan n’avait pas réalisé de long métrage depuis Dr Sleep (2019) et il revient en force et en forme avec une nouvelle adaptation d’une « short story » de Stephen King « La vie de Chuck »

Divisé en trois actes à rebours, le récit prend littéralement son envol au bout d’une demi-heure, c’est à dire lors du deuxième acte et de l’apparition du personnage central incarné par Tom Hiddelston (presque pas vu au cinéma depuis Avengers : Endgame). 

L’épicentre du film se caractérise par une scène de danse improvisée au rythme d’une batteuse de rue (Taylor Frank aka The Pocket Queen). Charles Krantz comptable de profession se laisse aller à son envie, à sa passion, lui qui paraît si droit, si rangé, si strict, se transforme soudain en Gene Kelly de circonstance (allusion appuyée à La Reine de Broadway de Charles Vidor avec Rita Hayworth dont on voit un court extrait diffusé à la tv et en vhs deux fois dans le film).

Chuck (Tom Hiddelston)

Chuck et Janice (Annalise Basso)

La scène a de quoi marquer les esprits tant pour la performance des trois acteurs que pour la mise en scène d’une fluidité remarquable. Les meilleurs moments de Life of Chuck se révèlent de ces rencontres impromptues, des discussions entre personnages que tout sépare, que la vie semble trimbaler jusqu’à un croisement fortuit révélateur. Filmer les rencontres importantes dans des « interespaces », sorte de lieux de transitions, tels les carrefours, les seuils de porte, les couloirs, les passerelles, les rues piétonnes, véritables espaces d’intersections ou de circulation, jouent chez Flanagan le rôle d'espaces de convergence des sensibilités et agissent comme des révélateurs où se télescopent les différents parcours des personnages et leurs univers. 

Que ce soit la rencontre d'un professeur de lettres et d'un croque-mort, d'un comptable et d'une musicienne, d'une grand-mère et son petit-fils, d'un élève et son institutrice, de deux apprentis danseurs, tout n’est affaire dans Life of Chuck que d'échanges et de transmissions. La citation extraite d'un poème de Walt Whitman « Je suis vaste, je contiens des multitudes » (titre même de l’acte 3) lue en tout début de film par un élève, sert de socle et de manifeste à Flanagan et confirme tout du long sans emphase cette idée d’enrichissement réciproque par les rencontres et la découverte du monde.

Sam Yarbrough (Carl Lumbly) et Marty Anderson (Chiwetel Ejiofor)

Le jeune Chuck (Benjamin Pajak) et sa prof de danse (Samantha Sloyan)

Chuck et son institutrice (Kate Siegel)

L’activation de ces rencontres met souvent à profit le mouvement. D’abord celui d’apparence prosaïque de la marche, puis celui de la danse. Ce qui tient lieu d’une évidence pour se déplacer prend une certaine ampleur et dramaturgie chez Flanagan. 

Les personnages semblent pris dans des vitesses, des trajectoires différentes menant bien souvent à une révélation. Aussi le réalisateur n’hésite pas à montrer l’allant de ses protagonistes, souvent en train de marcher comme si la vie les incitait à régler leur pas en fonction des situations et de s’adapter en conséquence, non pas pour déambuler vaguement mais pour se rendre quelque-part, pour aller justement au devant de la vie. 

Cela implique le corps entier et un rythme particulier. Si bien que chez Flanagan la marche semble épouser le rythme du monde. Celle d’Anderson (Chiwetel Ejiofor) dans la nuit pour rejoindre son ex-femme (Karen Gillan) lors des derniers instants de la terre, celle de Chuck se rendant au travail avant de s’interrompre brutalement pour danser, celle de Janice et Chuck échangeant après leur danse. La marche est une dynamique du corps amenant également à s'interroger sur le rythme de la vie faite parfois de brusques accélérations ou de moments calmes, au diapason des émotions.

Cette troisième incursion du réalisateur dans l’univers de Stephen King n’est pas anodine, tant on connaît sa maîtrise et son intérêt pour le genre fantastique et l’horreur, notamment avec Dr Sleep (suite plutôt réussie de Shining de Kubrick) et sa série phare aussi ténébreuse que magnifique The Haunting of Hill House. Dans Life of Chuck, la dimension surnaturelle provient de l’apparition du portrait de Chuck reproduit partout dans la ville mais que personne ne semble connaître durant l’acte trois. Son portrait et son nom s’interposent en série sur différents supports de communication, d’abord en tant qu’affiches sur les panneaux publicitaires, les bancs, puis en graffiti, sur les murs, dans le ciel, mais aussi sur les écrans télé où il remplace la mire, plus incongrus, sur les moniteurs de fréquence cardiaque et enfin en tant qu’hologrammes derrière les fenêtres de tout un quartier plongé dans l’obscurité. Quel mystère recouvre t-il ?

« Merci pour ces 39 belles années ! » indique la légende du portrait. Cette omniprésence exceptionnelle par l’image, le texte et le son, mettant en lumière un anonyme, un monsieur tout le monde, renforce son étrangeté et font de lui une sorte de personnage extraordinaire, un être hors norme, un peu comme une célébrité, donnant envie d’en savoir plus sur son histoire et son identité. 

Par l’affichage ostensible d’un célèbre inconnu dans un quotidien bouleversé, devenu apocalyptique pour tout le monde (à comprendre ici au sens étymologique du terme, c’est à dire en tant que « révélation »), Mike Flanagan parvient à unir la fin de Chuck et la fin d’un monde, de jumeler son récit intime avec celui des autres, au point d'entretenir une zone floue entre les deux, et de se demander s’il n’y a pas un rapport de causalité, si l’un n'a pas un effet sur l'autre, ne contient pas l’autre.

"Chaque vie est un univers" apparait en sous-titre d'une des affiches du film. On adhère complètement à cette idée au regard des multiples points de vues rencontrés par Chuck au cours de sa vie et de ce que chacun lui a apporté et inversement. L’illustration parfaite en somme de la citation de Whitman.

Le grand-père de Chuck, Albie (Mark Hamill)

Chuck et sa copine de danse Cat McCoy (Trinity Bliss)

Tout comme l’était déjà The Haunting of Hill House et Dr Sleep, Life of Chuck est un film à secret et hanté mais sur une tonalité moins brutale et oppressante. Même si le film se veut résolument optimiste, il y a tout de même derrière l’apparence lumineuse de son sujet et de sa mise en scène, celui de la transmission, un appendice lié à la mort et la hantise. Comme évidence : la pièce mystérieuse verrouillée au dernier étage de la maison des grands parents de Chuck cachant un terrible secret en même temps qu’une sombre révélation.

Véritable pièce « espace-temps », cet endroit de la maison laisse place à l’avenir, donne accès à un raccourci temporel. Lors de son ouverture, la vision de Chuck le projette des années après, une projection temporelle qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’un des plans marquants de 2001, L’Odyssée de l’Espace, autre clin d'oeil kubrickien.


Avec cette pièce secrète, Flanagan ne questionne pas simplement le rapport à la disparition, à la perte, mais aussi et surtout le rapport au temps. Thématique se déployant tout au long du film, jusque dans sa structure en trois actes. Le réalisateur parvient à aborder la question de l’existence face au temps qui passe, de ce rapport incommensurable entre l’âge de l’univers et l’âge humain, de cet écart sidérant entre vie humaine et cosmos comme si l’un représentait une portion infime de l’autre. 

Comme point d’appui de cette réflexion, la scène du calendrier décrit par Marty Anderson à son ex-femme où l'âge de l'univers est réduit à l'échelle d'une année, où chaque minute représente 30000 ans. Scène mémorable et magnifique comportant plusieurs résurgences au fil du récit.

Cette mise à l’échelle de l’âge de l’univers au niveau calendaire en dit davantage chez Flanagan sur la cosmogonie et l’espace-temps que sur l’éphémère et la petitesse humaine, un peu sur le même mode que Robert Zemeckis dans Here sorti l’année dernière (dont le film Retour vers le Futur est d'ailleurs nettement cité lors du bal de promo).  

Durant l’acte trois, la vie de Chuck est aussi mise à l’échelle de son propre quartier, par la répétition et l’agrandissement de son portrait un peu comme le faisaient les artistes du pop-art pour sacraliser les images banales de leur société. Chuck répliqué, au point de presque devenir un mème ou une icône sacrée, telle une star, quelle place a t-il occupé dans la vie des autres, quelle importance a-t-il eu pour eux et réciproquement ? On ne le sait pas vraiment mais on le devine en découvrant la scène de la danse improvisée, moment magique de basculement transformant la peine de cœur, la solitude, le découragement, en joies multiples. 

Avec Life of Chuck Mike Flanagan revient avec un film subtil, sensible, rempli d’émotions, sans être larmoyant, en dépeignant un personnage on ne peut mieux humain. Merci Mike, merci Chuck !

 
Images : Life of Chuck, Mike Flanagan, © Intrepid Pictures 2025

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