Garder la magie

Le dernier film de Damian Chazelle, Babylon, pourrait être au premier abord repoussant, tant il est orgiaque et parfois vraiment trash. Mais ce n’est qu’apparence. Le film détient un secret, une vérité solennelle, durant les trois heures de grandeur et décadence sur la fin d'une époque et le début d'une autre.

Pour la trouver il faut dépasser la longue introduction dans le palais des débauches où se cumulent tous les excès. La musique, la danse, l’argent, l’alcool, la drogue, le sexe, alchimie explosive permettant la fête à outrance. Ce sont les années folles, le cinéma n’en est qu’à ses débuts, tout le monde rêve d’en faire, se voit en haut de l’affiche, adulé, à l’égal des dieux et des déesses. Certains le sont déjà, Jack Conrad (Brad Pitt) acteur de cinéma muet, dont la carrière est au sommet. Et puis il y a Nellie LaRoy (Margot Robbie), jeune femme débarquée du New-Jersey, délurée, aguicheuse, prête à tout pour se faire une place parmi les célébrités et les producteurs d’Hollywood.

Témoin et seul rescapé de cette frénésie ambiante post première guerre mondiale, le jeune immigré mexicain Manny Torres (Diego Calva), homme à tout faire, contemplant ahuri un spectacle proche de l’esthétique de Moulin Rouge et The Great Gatsby version Baz Luhrmann.

Nous sommes au milieu des années 20, les films de cette époque sont encore muets. Des intertitres ayant valeur de phylactères permettent de faire parler et penser les personnages, de décrire les situations. L’ouverture de Babylon et son premier tiers donnent l’illusion que toute cette agitation fantaisiste ne s’arrêtera jamais, durera éternellement. C’est une période durant laquelle les films étaient tournés majoritairement en extérieur ou dans des espaces avec verrière pour recevoir la lumière du jour, avec autant de plateaux que de types d’histoires, le tout dans un vacarme et un chaos ambiant. Les musiques étaient jouées en direct. Tout cela Damian Chazelle le met en exergue, montre la folie et le bouillonnement cinématographique de cette époque et crée un parallèle artistique inattendu en évoquant le Bauhaus. École d’architecture et d’arts appliqués fondée en Allemagne au début des années 20 ayant pour caractéristique principale la transversalité entre les arts et l’effacement des frontières entre artistes et artisans.

Dans Babylon on retrouve le style du réalisateur notamment par sa mise en scène autour d'orchestres, de chants et de chorégraphies, déjà initiée dans Whiplash. C’est d’ailleurs la cinquième collaboration avec le compositeur Justin Hurwitz, dont le thème principal « Manny and Nellie’s Theme » ressemblent aux sonorités de « City of Stars » de La La Land, pouvant ici résonner comme l’envers mélancolique du thème de Chantons sous la pluie, chef-d’œuvre plus que cité dans Babylon.

Et soudain tout bascule. C’est l’arrivée du cinéma parlant, révolution technique, avec Le Chanteur de Jazz en 1927. Les plateaux déménagent en studio, l’ambiance survoltée des tournages disparait pour faire place au silence, les caméras sont en cage, la captation du son contraint les mouvements des interprètes, obligent les équipes à se taire durant les scènes. C’est un bouleversement.

Le film offre alors matière à réflexion sur le devenir des acteurs, des actrices, des célébrités connues et moins connues, des techniciens, suite à ce changement de régime brutal. Quel futur les attend ? Quelles traces laisseront-elles de leur sillage ? La scène comique des multiples prises sons de Nellie LaRoy au studio Kinoscope (nom transformé de Paramount) nous indique que ce basculement technique est en réalité douloureux. La captation de la voix de l’actrice doit faire l’économie de tout élément parasite, y compris de celui qui éternue sur le plateau. Ce qui pouvait être tourné en une journée doit maintenant prendre des semaines.

Pour Jack Conrad tout comme pour Nellie LaRoy, l’arrivée du parlant est synonyme de disparition et de désenchantement. Le revers est terrible. Les conséquences sont une perte de spontanéité du jeu, un affadissement des postures comme si l’arrivée du son leur avait retiré paradoxalement une part d’eux-mêmes. Au final subsiste une forme de désincarnation. Leur carrière est remise en question de manière violente. Certains métiers du cinéma disparaissent et se transforment. Lady Fay Zu (Li Jun Li) auparavant chargée des intertitres se voit contrainte d’aller chercher du travail en Europe. Des évictions ou abandons du monde du cinéma ont également lieu sur fond de racisme. Le trompettiste Sydney Palmer (Jovan Adepo), auparavant hors scène, se trouve sur le devant grâce à la sonorisation des films, mais c’est avec cynisme qu’on l’oblige à se noircir le teint au charbon afin de ne pas prendre la lumière. Scène humiliante.

Durant cette période charnière une grande partie des modes de production des films s’effondrent sur eux-mêmes pour ne laisser que des meurtrissures et peu d’échappatoire. Les premières victimes sont les acteurs et actrices du cinéma muet. C’est un fait, une réalité historique implacable que raconte Damien Chazelle dans Babylon. De nombreux artistes du cinéma muet n’ont pas résisté à la vague du cinéma parlant. L’un des plus célèbres est Buster Keaton, dont la carrière a décliné radicalement après Le Chanteur de Jazz. Les maitres du « slap stick » et des acrobaties ont été les plus impactés. Charlie Chaplin a fait de la résistance jusqu’au Dictacteur sorti en 1940 aux Etats-Unis, premier film parlant du réalisateur à travers la scène du discours d’Adénoïd Hinkel.

Ce que révèle Babylon n’est pas simplement un moment de rupture dans l’histoire du cinéma, mais aussi et surtout un étouffement de la créativité, de la liberté artistique, sous l’emprise de la technique sans équilibrage et compromis possible durant des années. Certains s’en remettront, d’autres pas. Aux artistes de se réinventer, de se trouver une nouvelle voie.

Jack et Nellie n’y parviennent pas. Mais Damien Chazelle creuse plus loin la question du devenir de ces stars déchues à travers l’intervention d’un personnage clef. La critique de cinéma Elinor St. John (Jean Smart), perçue jusqu’alors comme hermétique et fantasque. Dans un bref entretien avec Jack Conrad, la critique lui révèle le pourquoi de sa chute de popularité. Cela donne lieu à une scène importante, le centre nucléaire du film, qui interroge le rapport du spectateur au cinéma. La scène retrouve d’ailleurs la gravité et la mélancolie de First Man durant cet entretien. Conrad pensant être incompris et leurré repart au contraire éclairé, conscient qu’il n’a pas tout perdu, mais que son âge d’or est bel et bien derrière lui maintenant.

Avec l'arrivée du parlant la société américaine de la fin des années 20 semble se mettre au diapason des évolutions du cinéma en se montrant plus ordonnée, normée, puritaine en somme. Ce n’est pas un hasard si l’histoire de Babylon se termine en 1952, année de sortie de Chantons sous la pluie, chef d’œuvre hollywoodien de Stanley Donen et Gene Kelly relatant de manière comique (non moins critique et poétique) de cette transition brutale entre le cinéma muet et parlant, en y associant les caractéristiques du music-hall et de la chanson que l'on retrouve pleinement dans les influences de Damien Chazelle.

Au moment de son retour à Los Angeles, Manny achète une place pour voir le film musical. Lorsque apparait à l’écran le personnage de Lina Lamont (Jean Hagen) s’exprimant avec sa voix aïgue, Manny repense au destin de la femme qu’il aimait, mise sur la touche pour ses addictions et la tonalité de sa voix, puis s’effondre de chagrin. Scène finale bouleversante, entrecroisée de séquences très courtes rappelant l’histoire du cinéma, gagnant en intensité par le fait que l’air de Chantons sous la pluie entonné par Don Lockwood (Gene Kelly) redonne le sourire à Manny.

Malgré toutes ses révolutions, le cinéma sera toujours capable d’émouvoir et de régénérer. Telle que montrée dans le final éruptif de Babylon, sa mission première n’est-elle pas de redonner le sourire, faire naitre les émotions d’une image ou d’une voix, transformer sa peine en joie, recueillir la force et la présence du spectateur captées magiquement par une scène. 

Images : Babylon Damien Chazelle, 2022 / Chantons sous la pluie Stanley Donen & Gene Kelly, 1952

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