Spielberg Genesis

Sous le plus grand chapiteau du monde a imprimé la rétine de Sammy, les yeux écarquillés face au train qui avance dans la nuit prêt à tout écraser sur son passage. Cette scène de The Fabelmans est une matrice, un point d’impact originel marquant l’esprit du jeune garçon, comme une première empreinte du monde de l’art issue de sa première expérience de spectateur.

Tel un big bang, ce premier contact cinématographique annonce le destin artistique du jeune Samuel Fabelman (Gabriel LaBelle), tentant de reproduire à la maison avec ses jouets l’accident du train qu’il avait vu sur grand écran comme pour « essayer d’avoir une forme de contrôle » (sic) mais sans parvenir à le capturer.

Sous le plus grand chapiteau du monde (1952), big bang cinématographique

Il y a en fait un choc, à la fois esthétique et émotionnel entièrement relié à la séquence du film de Cecil B. DeMille. En répétant inlassablement l’accident ferroviaire à échelle réduite démontrant la volonté de le saisir, le secret de la création se résume peut-être à cela : partir d’une expérience sensible en tentant de la représenter par tous les moyens. C’est avec une sorte de satisfaction vaine que Sam reproduit l’accident du plus grand chapiteau du monde, mais il lui manque un outil pour fixer tout ça. En art la technique est importante. Sa mère (Michelle Williams) lui offre le graal, une caméra super 8 pouvant enfin fixer le réel et l’imaginaire sur pellicule, lui donnant la possibilité de reproduire à l’infini la scène du train qu’il avait en tête.

Le regard du jeune spectateur se transforme, passant progressivement de celui qui assiste à celui qui réfléchit, qui agit, qui façonne, il passe du statut d’observateur à celui de réalisateur. Lorsqu’il parvient à projeter sa première bobine à son premier public, sa mère, dans le cagibi de sa chambre, c’est à nouveau un choc. Non plus pour lui, car il a enfin réussi à capturer ce qui lui échappait, mais pour sa mère, qui, émue aux larmes, assiste à sa transformation, entamant ses premiers pas dans la voie de la création.

Le Graal offert à Sammy

En cela The Fabelmans de Steven Spielberg est un film merveilleux montrant le devenir d’un jeune garçon en cinéaste, épris de sa famille tout autant que de l’art. Film miroir aussi, en constant dialogue avec la vie et l’œuvre de Spielberg, porté par un élan artistique.

Ainsi le film explore l’horizon infini de la création dès lors où Sam se retrouve avec une caméra entre les mains, expérimentant tous les territoires de la fabrication des films : script, dialogues, montage, musique, effets spéciaux, lumière, décors, cadrages, etc… le tout dans un souffle d’aventure cher à Spielberg.

Dans sa genèse d’artiste, Sammy fait bien des rencontres qui seront pour lui importantes, voire même déterminantes. L’une d’elle est celle de l’oncle Boris (Judd Hirsch), vieil homme renfrogné mais qui a encore toute sa verve, qui lui apprend quelques trucs sérieux à propos de l’art, notamment une mise en garde sur la notion d’engagement, une phrase décapante, sonnant comme un coach à son boxeur : « L’art est une gueule de lion Sammy, il peut t’arracher la tête. » ou bien encore, « La famille, l’art, ça te déchirera en deux. ». A travers cette séquence percutante, Spielberg nous raconte en fait la difficulté qu’aura plus tard son personnage à garder secrète la relation amoureuse qu’entretient sa mère avec le meilleur ami de son père au détriment de la vérité documentaire, cherchant à protéger l’unité familiale en coupant les scènes découvertes en super 8 par amour pour les siens.

L'oncle Boris à Sammy : L’art te donnera des couronnes au ciel et des lauriers sur terre, mais il te déchirera le cœur. Il te laissera tout seul. Tu seras un shanda pour ceux que tu aimes, un exilé dans le désert, un romanichel. L’art n’est pas un jeu, c’est une gueule de lion Sammy. Il peut t’arracher la tête.

C’est une vérité cachée qu’il gardera longtemps et dont il ne parlera à Mitzi sa mère que tardivement en choisissant le langage du cinéma, c’est-à-dire en projetant la séquence coupée des vacances en famille de manière privée dans le placard de sa chambre, comme il l’avait fait pour son premier film super 8.

Le lien mère-fils est très fort dans The Fabelmans, à plusieurs moments il est difficile de ne pas penser au rapport entre Elliott et sa mère dans E.T, ou bien à David et Monica dans Intelligence Artificielle, témoignant d’un amour filial et maternel réciproque. 

Mitzi, Monica, Mary et Sammy, David et Elliott

Mais les évocations à toute l’œuvre de Spielberg sont bien plus nombreuses. Le train, la tête du lion, se retrouvent par exemple dans Indiana Jones et la Dernière croisade ou bien symboliquement dans Les Dents de la mer et Duel.

L'équipe de tournage de La Dernière Croisade / Duel ou Les Dents de la mer version moteur

La séquence de l’accident de train en super 8 est par ailleurs le creuset du film éponyme dirigé par J.J Abrams, Super 8, réalisé en hommage aux films Amblin en 2011. Ce n’est pas un hasard si ce titre a été choisi. Pour l’anecdote Spielberg confia à Abrams, au moment où il était adolescent, le montage et la réfection de tous ses films tournés en 8mm, dont Firelight, premier long-métrage de science-fiction entièrement tourné en super 8 en 1964 par le réalisateur américain.

Super 8, J.J. Abrams, 2011

Dans une forme d’autocitation, la lumière du projecteur, l’utilisation de « lens flare », l’objet caméra, les phares de la voiture lors de la scène de la danse de The Fabelmans renvoient également aux effets de lumières de Rencontre du troisième type et de Super 8, tout comme l'accident du train.

Les feux du vaisseau de Rencontre du troisième type et ceux de la voiture des Fabelmans, sources d'éclairages fantastiques surlignant le premier plan

Par la similitude des situations vécues par Sammy avec celles vécues par le réalisateur, The Fabelmans est un film à la tonalité autobiographique bien que les personnages ne portent pas le même nom à l’exception de Bernie Fein et John Ford que Spielberg a réellement rencontré à l’âge de 16 ans et des titres de films réalisés étant jeune, laissés tels quels dans la fiction : The Last Gun (1959) et Escape to Nowhere (1961).

La rencontre avec John Ford (David Lynch)

C’est par ces premiers court-métrages que très tôt le réalisateur manifeste un vif intérêt pour le thème de la guerre et la direction d’acteur. Scène clef où Sam tente de faire comprendre l’état émotionnel du personnage à l’un de ses copains scout lors de la bataille finale. Lorsqu’il y parvient celui-ci est ému aux larmes, il marche sans s’arrêter entre les corps de son bataillon décimé, le jeune réalisateur suit alors son mouvement dans un plan séquence en travelling d’une saisissante beauté et efficacité. Ce goût pour la mise en scène autour de fusillades, de soldats, de gerbes de sang, d’explosions, prendra plus tard son ampleur dans Les Aventuriers de l’arche perdue, 1941, Empire du Soleil, Cheval de Guerre mais surtout Il faut sauver le soldat Ryan réalisé en 1998.

Si le thème de la guerre s’impose très tôt dans les premiers films de Spielberg, on peut en trouver l’origine à travers l’histoire de son père, ancien combattant durant la seconde guerre mondiale mais aussi à travers son identité juive, à laquelle le réalisateur est très attaché bien qu’il en ait été complexé dans sa jeunesse. Par ailleurs cette identité transparait au début du film lors de la fête d’Hanouka, moment où Sammy reçoit un wagon par jour de son train électrique, mais aussi lorsque toute la famille Fabelman récite une bénédiction avant d’allumer la Hanoukkia (candelabre à neuf branches évoquant la Menora). On peut aussi citer le moment où l’oncle Boris oblige Sammy à faire la shiva après le décès de sa grand-mère. Ces scènes évoquent le respect de la tradition juive et du culte au sein de la cellule familiale.

En marge de la conservation de cette forme d’orthodoxie, existe une violence extérieure, rencontrée par le jeune Sammy au moment de son arrivée en Californie.  Il s’agit de l’antisémitisme, dont Spielberg a fait l’expérience au moment de son arrivée dans un lycée californien après avoir vécu en Arizona.

On aurait pu penser l'Amérique épargnée de l'antisémitisme du fait de sa participation à la libération d'une partie de l'Europe, mais aussi à l'impression que cette Amérique fut accueillante et ouverte, comme une Terre promise, pour de nombreux migrants venus essentiellement de l'est de l'Europe entre les années 20 et 40 fuyant la montée du nazisme. Or Spielberg met en évidence dans The Fabelmans que son pays natal est aussi touché par la détestation et la haine de l’autre, que les questions autour de la différence et de la tolérance échauffent aussi les esprits outre Atlantique même après la guerre. Du thème de la guerre, découlent ainsi les thèmes du rejet, de l’abandon, de la privation de liberté, de l’esclavage, que l’on retrouve dans Amistad, Couleur Pourpre et bien sûr La Liste de Schindler

La petite fille anonyme au manteau rouge de La Liste de Schindler, symbole de l'enfance sacrifiée
Indiana Jones et Elsa Schneider à Berlin en 1938 dans La Dernière Croisade

Cette souffrance liée à l’antisémitisme, au rejet à cause de sa propre judéité, apparait également à travers l’un des personnages de The Fabelmans. Il s’agit du joueur de volley, Logan (Sam Rechner). Beau, grand, musclé, mais aussi antisémite, que le Sam adolescent mettra paradoxalement sur le devant de la scène dans un montage documentaire, éprouvant une forme d’empathie le poussant à pacifier sa relation avec lui, non pas par crainte, mais par volonté de rompre et d’en finir avec son image de sale type. C’est aussi cela le cinéma de Steven Spielberg, la mise en œuvre d’un apaisement des tensions, d’une résolution des conflits par une main tendue, d’une ouverture à l’autre dans un souci d’acceptation de la différence, sujet de nombreux films dont Arrête-moi si tu peux, Le Pont des Espions, Munich et Lincoln.

L’humanisme de Spielberg transparait dans The Fabelmans tout comme sa fantaisie. Notamment au détour de certaines scènes témoignant de l’imagination débordante du réalisateur s’appuyant souvent sur le réel et les moments marquants de sa vie. Par exemple son expérience du scoutisme dont l’esprit de débrouillardise a sans doute donné l'envie de mettre en scène certains personnages (Indiana Jones jeune dans la dernière croisade, James dans Empire du Soleil, Tintin), mais aussi son apprentissage pour être maitre-nageur, les fêtes étudiantes sur les plages (en référence à son montage documentaire Ditch Day) et le paysage californien qui inspirera sans doute la folle course poursuite de Duel et le début des Dents de la mer.

River Phoenix interprétant Indiana Jones jeune scout dans La Dernière Croisade

The Fabelmans déploie ainsi au fur et à mesure de l’histoire de Sam, alias Steven, un impressionnant cortège d’autoréférences et d’allusions cinématographiques. Certaines rendent hommage aux années 50-60 à l’instar du bal de promo de fin d’année évoquant les tensions claniques et les rapports amoureux de West Side Story mais aussi la scène de Sam et sa copine dans l’oldsmobile rappelant l’échange entre Marty et Lorraine avant d’aller au bal de la féérie dansante de Retour vers le futur, film de Robert Zemeckis, ami de Steven Spielberg, produit par la société Amblin créée par ce dernier en 1981.

West Side Story, The Fabelmans ou l'esthétique des bals de promo des années 50
Lorraine et Marty Mc Fly dans Retour vers le futur et Monica et Sammy dans The Fabelmans

D’ailleurs les véhicules ne sont pas en reste dans The Fabelmans et ce n’est pas anodin. A travers la filmographie du réalisateur les moyens de transport occupent une place de choix, parfois aussi importants que les personnages. Ils sont par ailleurs souvent représentés en tant que moteur de l’action ou de l’aventure. Plus précisément comme moyen échappatoire comme dans La Guerre des Mondes, Duel, ou bien comme moyen de transit et d’échanges, par exemple lorsque que Les Fabelmans déménagent, mais aussi et surtout pour aller au-devant de l’aventure, pour répondre à son appel ou la déclencher. Le vélo d’Elliott lorsqu’il conduit E.T dans la forêt, le canadair estampillé « mangeur de feu » d’Always, le biplan saboté et le canot de sauvetage utilisés comme parachute, amorce des péripéties qui attendent les personnages dans Indiana Jones et le Temple Maudit, le train de La Dernière croisade, les 4x4 sur monorail de Jurassic Park, la Delorean de Ready Player One, etc… 

Les moyens de transport chez Spielberg ou le transport vers l'aventure

Une scène étonnante de The Fabelmans résume et illustre assez bien ce magnétisme pour l’aventure : le moment où la mère de Sammy prend le volant et emmène ses enfants voir de près une tornade, une zone de destruction. Passage clé, totalement décalé et inattendu, où l’on assiste peut-être à une forme d’attrait pour la catastrophe, ou en tout cas au besoin d’assister de près, de contempler, comme au drive-in, le spectacle de la catastrophe, tout comme on assisterait à une scène de film.

La notion même de catastrophe traverse par ailleurs de nombreux récits de Spielberg. Le plus important, est sans doute La Liste de Schindler sur le thème la Shoah, mot dont l’étymologie en hébreux signifie cataclysme, anéantissement, véritable sujet du film abordé de front. Ainsi la très courte scène montrant les caddies vides poussés par la tornade, passant devant les feux de la voiture de Mitzi sous une pluie battante, prend une connotation autant absurde qu’eschatologique. Ces images peuvent être symboliquement associées au surréalisme et à l’absence de toutes formes de vie, tout comme la scène inquiétante de La Guerre des mondes montrant de nombreux corps flottant emportés par le courant, témoignant concrètement de la disparition de l’espèce humaine. « Il y a une raison pour tout ce qui arrive » dira Mitzi comme si elle semblait se convaincre qu’une puissance supérieure à la volonté humaine régissait le cours des événements.

La Guerre des Mondes et The Fabelmans, signes de fin des temps

Dans ses films historiques tout comme dans ses films de science-fiction les interrogations liées aux « devenir humain » sont centrales. Dans E.T il y a par exemple deux mondes qui s’opposent. Deux visions et réalités humaines. Le monde des adultes et le monde des enfants. Avec d’un côté un monde rigoureux, paranoïaque, autocentré, cherchant à faire d’E.T une créature de laboratoire et de l’autre un monde amical, sensible et ouvert, cherchant à aider l’extraterrestre à retrouver son foyer. Tout comme dans Les Goonies, Hook, Le Temple Maudit, l’enfance est le symbole de la tolérance, de la débrouillardise et de l’entraide. Symbolique que l’on retrouve aussi à l’âge adulte à travers les personnages d’Indiana Jones, Katharine Graham (Pentagon Papers), Gigolo Joe (A.I) et du Capitaine Miller (Tom Hanks) dans Il faut sauver le soldat Ryan, notamment au moment où il décide de libérer un soldat allemand après une attaque meurtrière contre son escouade, mais aussi lorsqu’il planifie et participe jusqu’au bout au sauvetage de James F. Ryan (Matt Damon) au péril de sa vie.

La filmographie de Spielberg regorge d’exemples, de moment clefs bouleversants, relatant de son humanisme. L’émotion est palpable partout avec souvent en contrepoint la drôlerie et le sens de la dérision. Dans The Fabelmans l’humour vient contrecarrer le drame, les moments douloureux, comme dans la scène où Mitzi joue du piano avec ses ongles longs dont on entend le tintement sur les touches produisant un effet comique, ou bien l’arrivée de l’oncle Boris après le décès de la grand-mère de Sammy, prophétisé par la mère de Mitzi dans son rêve, le décrivant comme un être menaçant, alors que celui-ci passe en quelques minutes du costume trois pièces au t-shirt et caleçon blanc, donnant une véritable leçon sur l’amour de l’art ce qui le rend finalement aussi génial qu’attachant. Mais on pourrait aussi citer, les repas de famille, la Kalinka chantée au camping, le parler yiddish, les premiers essais des sœurs de Sammy en tant qu’actrices, scènes à travers lesquelles la référence à Méliès n’est pas loin, et puis la rencontre avec John Ford (interprété par David Lynch) autour d’une leçon de cadrage improbable.

C’est donc par une pluralité de références que se découvre et se comprend le dernier film de Spielberg. Dépassant souvent la simple citation biographique en mettant sur le devant de la scène le lien très fort qui unit l’art à la vie même, The Fabelmans tisse un véritable trait d’union entre la famille et les ambitions artistiques. Sans jamais tomber dans la mièvrerie et le pathos, bien au contraire, Spielberg interroge la place de l’art depuis son origine comme pour en montrer les mécanismes et les problématiques. Faire un film est souvent une affaire de famille, que ce soit celle qui nous soutient ou celle qui nous accompagne artistiquement. Dans cette grande aventure l’horizon du créateur n’est jamais certain mais toujours à explorer, à conquérir.

Pour images oniriques et fantastiques en guise de conclusion, Abraham Lincoln rêvant et un enfant de Rencontre du troisième type, contemplant tous deux le mystère au-delà du vide. Deux images très proches de la célèbre peinture de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1818), dont l'interprétation peut à la fois exprimer la métaphore d’un avenir inconnu et une réflexion méditative.


Images : The Fabelmans Steven Spielberg, 2023 / Rencontre du troisième type, 1977 / Lincoln, 2012 / Il faut sauver le soldat Ryan, 1998 / E.T, 1982 / La Guerre des Mondes, 2005 / West Side Story, 2021 / Indiana Jones et la dernière croisade, 1989 / Indiana Jones et le temple maudit, 1985 / La Liste de Schindler, 1993 / Intelligence Artificielle, 2001 / Duel, 1971 / Jurassic Park, 1993 / Always, 1989 / Ready Player One, 2018 / Super 8, J.J Abrams, 2011 / Retour vers le futur, Robert Zemeckis, 1985 / Sous le plus grand chapiteau du monde, Cecil B. DeMille, 1952.

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