Le rouge à l'horreur
Deuxième volet du tryptique horrifique de Ti West, préquelle de X précédent Maxxxine, Pearl se distingue par la performance de Mia Goth à travers plusieurs scènes d’ampleur inédites notamment un long monologue cathartique de plus de 7 minutes et un regard caméra halluciné. Le portrait de Pearl s’achève sur un sourire forcé filmé en plan fixe avec générique de fin en surimpression. Sourire moins assuré et inquiétant que celui de Norman Bates dans Psychose, mais plus caricatural, adressé à son mari de retour du front en même temps qu’au spectateur, comme pour masquer grossièrement ses déviances et sa cruauté.
Habitué au cinéma de genre, notamment les slashers, sous
genre série B du film d’horreur, Ti West raconte dans cette seconde partie
l’histoire de Pearl, jeune femme d’une vingtaine d’année, s’occupant du mieux
qu’elle peut de son père complètement paralysé et des tâches ménagères à la
ferme avec sa mère.
C’est dans un cadre champêtre, coloré et verdoyant que s’ouvre le film. Pour le spectateur ayant vu X auparavant, le contraste est marquant. Les scènes d’horreur nocturnes cèdent la place à un beau ciel bleu, une demeure bien entretenue et un personnage avec des rêves plein la tête. Pearl est en réalité la mamie tueuse de X ressemblant trait pour trait à Maxine (interprétée par la même Mia Goth), son double des années 70.
Un peu plus de 60 ans sépare ainsi l’action de Pearl de son prédécesseur. Nous sommes en 1918, le mari de Pearl a été envoyé en Europe et n’est toujours pas revenu. Pearl s’ennuie et désespère. Dansant dans la grange, face aux animaux, elle rêve de music-hall et de participer aux Follies (spectacle de danse faisant référence aux Ziegfeld Follies, représentations théâtrales de Broadway inspirées des Folies Bergères à Paris). Hormis l’absence pesante de son mari, les soins journaliers prodigués à son père et l’extrême sévérité de sa mère, un avenir prometteur semble lui tendre les bras.
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La Ziegfeld Girl Drucilla Strain, actrice américaine de comédie musicale des années 30 et Pearl (Mia Goth) |
Mais cette tonalité à priori optimiste en guise d’introduction s’interrompt lorsque la jolie jeune femme embroche de sang-froid une oie de passage et la livre en pâture à l’alligator du coin, déjà présent dans le premier volet.
Cette scène de massacre en arrêt sur image ornée du titre en surimpression, façon soap ou mélo, témoigne d’une ironie certaine. Tant par le contraste entre la volupté et le sadisme de Pearl, que par le décalage entre le graphisme arrondi de la police d’écriture (réalisé par Neal Jonas faisant référence à certains titres des années 50), et la musique stridente de Timothy Williams, montant crescendo évoquant les partitions de Bernard Herrmann et des films noirs, genre cinématographique tournant autour de thématiques résolument pessimistes et tragiques. De cette amorce haute en couleurs découlera une suite de variations angoissantes menant à la transformation du personnage en monstre.
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Affiches du film noir d'Otto Preminger Laura (1944) et du mélodrame de Douglas Sirk Tout ce que le ciel permet (1955) |
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Title design des mélo Tempête sur la colline (1951), Ecrit sur du vent (1956), de Douglas Sirk et du soap américain Santa Barbara (1984-1993) |
Pour renforcer cette métamorphose en contrastes accompagnée d’épouvante, Ti West convoque et associe les références allant du Magicien d’Oz à The Visit en passant par Carrie, Marry Poppins, Massacre à la tronçonneuse, mais aussi Suspiria, Evil Dead, It Follows et La Colline a des yeux.
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Le Magicien d'Oz, Victor Fleming, 1939 (title design) |
Plusieurs scènes pourraient illustrer le propos. L’une d’elle correspond au moment où Pearl perd un bout de pellicule donné par le projectionniste du village. Envolé dans un champ de maïs, Pearl ne parvient pas à le retrouver et finit sa recherche devant un épouvantail suspendu. Elle décide alors de le décrocher de son support et de danser avec lui. On assiste alors à une sorte de danse macabre tant l’épouvantail ressemble à un cadavre. De cette chorégraphie lunaire se dégage en même temps la fascination de Pearl pour le music-hall à travers sa gestuelle et le chapeau haut de forme emprunté à l’homme de paille, donnant à la scène un caractère théâtral, d’autant que cette séquence, filmée essentiellement en plans larges, a pour décor des épis de maïs faisant office de plateau et de lointain. Par l’étonnant mélange de grâce et d'étrangeté on pense alors à une version de Dorothy échappée du Magicien d’Oz perturbée et iconoclaste.
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Parenthèse désenchantée, Judy Garland-Mia Goth, Pearl une version de Dorothy qui a mal tournée |
A l’instar d’Ari Aster (Hérédité), Robert Eggers (The Witch), David Lowery (The Green Knight) et David Robert Mitchell (It Follows), Ti West fait partie de cette bande d’auteur ayant déjà tâté singulièrement le terrain de l’horreur ou du surnaturel. Regroupés pour certains sous la bannière du studio new-yorkais A24, cette génération de réalisateurs américains témoignent d’un intérêt pour le genre en s’appropriant les codes et en mettant à profit une culture de l’image très affutée. Dans un article récent des cahiers du cinéma (n°797), les rédacteurs Vincent Malausa et Yal Sadat indiquent que le cinéma d’horreur actuel tend à se diviser en deux branches, l’une grandguignolesque, organique et brute de forme à l’image de Terrifier et M3gan, l’autre plus intellectuelle et politique qualifiée "d’épouvante bourgeoise" en raison de l’apparition d’un nouveau concept , répandu par les cadres dirigeants des studios américains, nommé "elevated horror", c’est-à-dire, pour reprendre la définition qu'en donne l'article, l’idée d’un genre assaini et artistiquement plus ambitieux que la moyenne. Cette désignation à connotation hiérarchique place en fait les films d’horreurs issus du studio A24 en marge de la mouvance mainstream, du fait de leur esthétique léchée et d’une approche personnelle originale. Mais l’emploi du terme « élevé » associé à « horreur » sous-entend que le label reconduit le cliché d’un genre au ras des pâquerettes et qu’il s’agit de le rehausser vers les cimes de l’art (sic). Or nul besoin de démontrer à la vision de classiques tels que Shining, l’Exorciste, Suspiria, Psychose ou Rosemary’s Baby, que cette conception du genre est illusoire. Une autre appellation contemporaine, non moins illusoire, est d’ailleurs conjointe, celle de "art horror".
L’interview de Scott Derrickson, réalisateur de L’Exorcisme d’Emily Rose et du premier Docteur Strange, dans le même numéro des Cahiers, répond ceci à propos de cette nouvelle conception artistique : « Quelque chose se passe à Hollywood autour de l’horreur qui est de l’ordre, toutes proportions gardées, d’une nouvelle vague. Mais je ne raffole pas du terme elevated. […] Ce terme signifie seulement que certains producteurs ne ratent jamais une occasion de surfer sur un concept. Prétendre qu’une branche de l’horreur serait soudainement devenue politique face à une autre qui ne serait que divertissante, c’est la preuve que le genre n’a pas été pris au sérieux. Il a toujours été le refuge des metteurs en scène qui voient l’occasion d’exercer un art plus radical et impertinent dans une structure rassurante pour l’industrie et le public. C’est simplement encore plus vrai aujourd’hui ». Et John Carpenter de surenchérir au cours d’un entretien dans le même numéro : « Ah, l’horreur d’aujourd’hui… Il y a autant de bonnes choses que de merdes (en français), mais ça a toujours été comme ça avec l’horreur. Elle existe depuis les débuts du cinéma, c’est le genre le plus puissant avec la comédie, avec qui elle fonctionne en tandem. » puis il éclate de rire lorsque le rédacteur lui parle d’"elevated horror" : « Bon Dieu, ne faites pas ça ! N’élevez rien, faites de l’horreur, c’est tout ! […] Le genre a toujours été là, il se régénère comme il peut. […] Ce serait dangereux d’attendre la résurrection de la période classique, il faut faire avec ce qu’on a maintenant. Et ne pas regretter les vieux modèles, qui disparaissent de toute façon. »
Ti West tout comme ses pairs fait-il parti de cette nouvelle
vague du cinéma d’horreur permettant à Hollywood de se réinventer et
d’apporter un nouvel élan artistique comme l’ont fait auparavant Wes Craven,
John Carpenter, William Friedkin, Brian de Palma ? Sans doute au vu de la
singularité de son triptyque.
Mia Goth est également pour beaucoup dans l’originalité des deux derniers films de Ti West, ayant elle-même pris part à l’écriture de son personnage et contribué au scénario. Mais Pearl est aussi attractif par son jumelage avec X, offrant de nombreux parallèles spatiaux temporels. L’un d’eux est la grange où l’un des membres de l’équipe de tournage se fait embrocher, tout comme l’oie du début. La jetée en bois et le lac où sévit un alligator, jouxtant le gite de la maison principale, donne également lieu à plusieurs disparitions mémorables éloignées chronologiquement. Mais il y a aussi les épaves des véhicules d’époques différentes à moitié immergées appartenant aux victimes de Pearl, rappelant par ailleurs la fin de Psychose.
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La maison de Pearl et celle de Norman Bates dans Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) |
Deux autres aspects esthétiques sont également à souligner faisant foi de cet "embourgeoisement de l’épouvante" tel qu’annoncé dans l’article des Cahiers du Cinéma. Tout d’abord l’identification des personnages par la couleur, notamment autour du rouge et du bleu, couleurs des vêtements de Pearl et de la robe de sa belle-sœur, couleurs phares tout du long, puis le vert et le jaune, plus secondaires, se retrouvant en contrepoint dans la nature, sur les tenues militaires et par endroit dans le décor. La couleur rouge est ici affirmée en tant que symbole de la passion et de la violence, deux idées maitresses caractérisant Pearl, passant du bleu au rouge après avoir liquidé ses parents. Le rouge qui fait sens avec la colère et les envies de meurtre du personnage.
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La couleur rouge, passion et violence |
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Couverture du carnet de partitions de la 13ème édition des Ziegfeld Follies (1919) |
Mais il y a aussi l’irruption de l’esthétique du film
musical, déjà présente sur l’affiche de spectacle que convoite Pearl et les
saynètes des Follies (revues fastes du début du XXème siècle alliant musique,
danse et comédie) projetées dans le cinéma du village. Esthétique plus qu’affirmée
à travers toute une séquence, prenant véritablement la forme d’une Ziegfeld
Follies, le moment où Pearl passe une audition pour faire partie d’une revue. Cela
donne lieu à un spectacle totalement décalé et corrosif. Des femmes militaires
maquillées à outrance en talons hauts paradent sur scène sur fond d’explosions,
faisant passer les horreurs de la première guerre pour du divertissement sur un
mode onirique et burlesque. Grand écart carnavalesque signifiant pour Pearl une perte de contact avec le réel et un basculement définitif dans la folie.
Par ces échos entre le premier et le second volet, ces mélanges de tonalités ramifiées autour de l’horreur, entre film noir, mélodrame, soap et film musical, Pearl offre une lecture plus barrée, iconoclaste et esthétique que X. Premier film de la série tout aussi déroutant que son confrère mais dont le récit s’avère comparativement plus cloisonné et linéaire, lorgnant ostensiblement vers la série B, le jeu vidéo, par son aspect cheap et "survival horror".
Après X et bientôt Maxxxine, dont le teaser vient d’être dévoilé évoquant déjà par le graphisme de son titre les années 80, Pearl se distingue des autres productions, non moins spectaculaires du point de vue de l’épouvante et du gore, par son afflux de références classiques et sa faculté à les rendre cohérentes dans un ensemble disruptif.
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