Chaos des neiges
L'adaptation d'un fait divers de grande ampleur au cinéma relève souvent du parcours d'équilibriste, tant il faut à la fois respecter le récit des victimes sans trahir leur propos, mais aussi être à la hauteur de la reconstitution des faits, c'est à dire restituer avec fidélité leur chronologie, leur contexte sans dénaturer l'histoire.
Le Cercle des neiges de Juan Antonio Bayona est une véritable réussite de ce point de vue tant il parvient à rendre hommage autant qu'à décrire avec une infinie justesse et précision le drame vécu par une équipe de rugby uruguayenne lors d'un crash aérien survenu en 1972 dans la cordillères des Andes.
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Juan Antonio Bayona pendant le tournage du film |
Plus réaliste et mieux documentée que l'adaptation de Frank Marshall Les Survivants sorti en 1993, le film d'Antonio Bayona s'appuie sur le livre La sociedad de la nieve paru en 2009 du journaliste, auteur et scénariste uruguayen Pablo Vierci. Ce livre, écrit sur la base d'entretiens approfondis avec les survivants et les familles des victimes, apporte un éclairage de poids face au travail d'adaptation cinématographique, tant sans doute par son degré de précision que par la proximité de son auteur avec les membres de l'équipe de rugby durant son enfance. Bayona a d'ailleurs découvert le recueil de Vierci en 2010 au moment de tourner The Impossible (première incursion du réalisateur espagnol dans le film-catastrophe ayant déjà pour source d'inspiration un fait réel : le tsunami de décembre 2004 dans l'océan indien). Impressionné par le livre, il en acheta les droits et mit plus de dix ans à l'adapter.
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Daniel Fernández Strauch l'un des survivants de l'accident avec l'écrivain Pablo Vierci |
Au fil du temps une étroite collaboration s'est alors installée entre le réalisateur et le journaliste. Pour être encore plus proche des événements de 1972, Juan Antonio Bayona enregistra plus de cent heures d'entretiens avec les survivants de la catastrophe. Des témoignages qui lui permirent d'être le plus fidèle possible au récit écrit par l'auteur Uruguayen.
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Tournage du Cercle des neiges en pleine montagne |
Une parenthèse semble ici intéressante à ouvrir autour du travail de reconstitution et du souci d’authenticité. Comme point d’appui de cette réflexion en lien avec le film, l’œuvre du peintre Théodore Géricault cherchant à reproduire l’instant prégnant dans sa fameuse toile ayant pour sujet un drame : La Méduse vient de sombrer, des hommes désespérés sur un radeau en perdition attendent d’être peut-être enfin secourus. Pour rendre authentique cette scène, Géricault mena de nombreuses recherches en se basant notamment sur le récit de deux survivants, lui faisant part de leur ressenti lors de l'expérience du naufrage, ce qui eut une grande influence sur la tonalité du tableau final.
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Le Radeau de La Méduse, Théodore Géricault, huile sur toile, 1818-1819 |
Cette volonté d'en apprendre plus, d'aller à la source, de se documenter, pour mieux représenter des événements catastrophiques éloignés dans le temps ou l’espace par rapport à leur auteur est commune à beaucoup d’artistes, notamment chez les cinéastes. James Cameron a par exemple visité l'épave du Titanic et consulté les plans originaux du navire pour les besoins de son film, Ron Howard s'est appuyé sur le livre autobiographique de l'astronaute James Lovell pour son Apollo 13, Erik Poppe eut recours à divers témoignages de survivants pour mettre en scène le massacre d'Utoya dans Utoya, 22 juillet. Tout ceci dans le but de retracer l'action avec le plus de réalisme possible tout en respectant la valeur des témoignages et les preuves matérielles encore en place.
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Les survivants du vol 571 dans les Andes en novembre 1972 (photo d'archives) |
Saisir le vrai par les témoignages ou les documents pour rejoindre la véracité des faits, peut en effet ajouter une dimension autre au récit, une dimension plus authentique. Mais cet aspect n’est pas gage de vérité absolue. Car finalement le peintre tout comme le cinéaste donne une représentation de sa vérité.
Si le point de vue adopté par Juan Antonio Bayona paraît plus authentique que celui de Frank Marshal, c’est sans doute parce-que celui-ci a su mettre en scène avec plus de fidélité et de vraisemblance la réalité des faits. Ainsi, le réalisme du Cercle des neiges ne repose pas seulement sur la base [déjà conséquente] des témoignages, mais provient aussi plus formellement du grand travail de reconstitution des trois équipes de tournage. Ayant œuvré aux décors pendant presque cinq mois avec près de 300 ouvriers-artisans. Toute l’équipe s’est consacrée à la restitution fidèle des événements, notamment pour la scène du crash, l’une des plus effrayantes et marquantes de souvenir de spectateur, ainsi que celle de l’avalanche.
Comme exemple notable, les efforts pour reproduire à l’identique les sons de l’appareil lors de sa perte d’altitude. Travail sonore minutieux visant à placer le spectateur dans une situation telle que vécue par les personnages, c’est à dire lui faire ressentir la sensation de danger et d’angoisse. Instant critique à l’écran et véritable immersion telle que souhaitée par le réalisateur : « C’est un film sensoriel, je voulais placer le spectateur à l'intérieur de l'avion ». Ajouté à cela le peu de recours aux trucages numériques et la volonté de tourner en décors naturels pour donner du crédit au cadre de l’action avec comme lieux principaux la sierra Nevada, Montevideo, le Chili, l’Argentine et même le site actuel du crash dans la cordière des Andes. Il faut enfin souligner le fait que Bayona s'est aussi intéressé aux conséquences traumatiques liées à l’environnement et au crash. En montrant notamment les survivants atteints et meurtris (éprouvant progressivement le froid, la faim, le désespoir, le repli sur soi, la perte de repères, la folie, la mort), mais en plaçant aussi des marqueurs temporels jouant le rôle de décompte funeste (nombre de jours après l’accident et noms des victimes apparaissant au fur et à mesure).
La question de la survie dans Le Cercle des neiges est au cœur du propos, mais le réalisateur espagnol n’en fait pas un grand spectacle. Il choisit de montrer la détresse de manière intime et pudique, gardant en réserve quelque chose de plus de ténu et de plus profond, de « transcendant » comme il le précisa dans une interview, qui va au-delà de la notion de survie. En dépit des conditions insoutenables en haute montagne liées à l’accident, autorisant irrémédiablement et tragiquement les actes d’anthropophagie, Bayona filme ses personnages dans leur humanité, en évitant tout voyeurisme. Dans ce chaos au décor immaculé, le personnage de Numa Turcatti (brillament interprété par le sosie d’Adam Driver, Enzo Vogrincic) se détache assez nettement des autres survivants. C’est essentiellement à travers lui que l’on accède à l’émotion, en suivant ses pensées en voix-off, véritables monologues intérieurs rappelant ceux de La Ligne rouge de Terrence Malick et la première minute du Tombeau des lucioles d’Isao Takahata. Dans ses pensées il est en fait question de finitude, de croyance et de rapport à la mort. Et c’est sans doute là le point de départ de l’adaptation du livre de Pablo Vierci, ce qui a retenu l’attention de Bayona dans cette tragédie, c’est à dire parler de l’être humain au plus profond de son essence où la question de la survie n’apparaît pas simplement d’un point de vue matériel et spectaculaire (cf. The Revenant d’Alejandro González Iñárritu) mais est montrée plutôt comme une transformation de groupe où il faut prendre soin les uns des autres pour survivre, assimilable à une véritable morale spirituelle issue de l’entraide. Bayona précise à ce propos : « […] l'anthropophagie ce n'est pas celui qui mange le corps d'un ami, mais celui qui donne son corps à un autre ami pour survivre. A un moment tu marcheras pour moi, tu seras mes jambes, je te donne mon corps pour que tu puisses atteindre la maison. L'idée c’est que toi et moi sommes pareils, et que je me donne à toi pour que tu vives.».
Il poursuit : « […] j'avais lu récemment Jack London, et je parlais des premiers explorateurs dans l'Antarctique et de comment dans ce contexte hostile il fallait oublier qui on était, abandonner la manière dont on a été formé pour se réinventer et atteindre le maximum de transcendance à travers le sentiment de camaraderie, c'est à dire être prêt à donner son cœur. ». Numa est ce personnage qui abandonne une part de lui-même pour se tourner vers la survie du collectif, prêt à tout mettre sur la table, à tout donner pour ses amis.
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L'écrivain Pablo Vierci et le réalisateur Juan Antonio Bayona en interview |
Cette notion de dépassement de soi se retrouve également dans Quelques minutes après minuit du même réalisateur (A Monster calls dans son titre original sorti en 2016) où un jeune garçon doit affronter ses peurs, les brimades de ses camarades, la solitude et surtout la maladie de sa mère. Pour palier à tout ça, il se réfugie dans l’imaginaire, où il va apprendre à faire acte de courage. La posture de Numa fait beaucoup penser à celle de Conor. Tous deux vivent un drame et tentent au plus profond d’eux-mêmes d’en réchapper ou de le surmonter.
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Conor et l'arbre monstre dans Quelques minutes après minuit de Juan Antonio Bayona |
Enfin, ce qui rend le film de Bayona extraordinaire et marquant, au-delà du réalisme, c’est aussi cet écart entre l’intime et le spectaculaire. C’est à dire le fait d’adopter le point de vue d’un personnage en accédant à ses pensées et de les faire cohabiter avec le cadre épique où se déroule le drame, ici la haute montagne. Le film surprend à plusieurs moments par ses multiples ruptures d’échelle montrant concrètement cet écart, passant très rapidement d’un plan large à un plan serré, d’un paysage immense à une expression. La mise en scène du réalisateur espagnol offre alors une magnifique forme d’alternance entre l’épopée et l’intime.
Peu de films-catastrophes peuvent se targuer d’être aussi proches des personnages dans ce qu’ils traversent et ressentent, loin des clichés hollywoodiens, souvent l’apanage du genre comme dans La Tour infernale, Armageddon, Le Jour d’après, mais plutôt à rebours, par un décentrement du spectaculaire, vers un protagoniste particulier, Justine dans Melancholia, le docteur Ryan Stone dans Gravity. L’auteur Pablo Vierci précisa d’ailleurs ceci : « Ce qui est spectaculaire et qui était indispensable dans le film c'était d'accéder à l’intime, parce que le presque rien dans cette histoire, c'est la gravité. Les survivants comprennent ce qui se cache derrière, et ce qu'il y a derrière c'est la vie à travers la mort. La mort se révèle aux survivants en tant que carburant, donner sa vie pour l'autre devient le sens de la vie, un spectaculaire ontologique, subtile et profond ».
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Conor, Justine et le Dr Ryan Stone, trois figures de survivants en majesté |
Le film de Juan Antonio Bayona s’inscrit ainsi dans une généalogie de films-catastrophes non démonstratifs mais plutôt intimistes. Pour sa capacité à regarder le réel en face, à adopter un point de vue sensible, à faire jeu égal avec les faits rapportés en correspondant le mieux possible aux témoignages, à mettre en exergue avec précision les jalons de ce périple, c’est aussi un grand film hommage.
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Dernière photo avant le crash du vol 571, le 13 octobre 1972 (photo d'archives) |
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Crédit images film : Le Cercle des neiges, Juan Antonio Bayona, 2023
Photos d'archives prises par un des passagers du vol 571 © DR
Autres crédits photos : Getty Images / Quim Vives
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