Sommet du fantastique
Ce qui n'est pas nommé n'existe pas. Tout un monde voué à disparaître si le lecteur ne parvient pas à nommer une impératrice. Depuis la fenêtre du grenier de son école le jeune Bastien hurle le prénom de sa mère dans le néant. Le monde est sauf même s'il n'en reste que poussière.
Je devais avoir huit ans lorsque j'ai découvert la première fois L'Histoire sans fin. Le titre m'intriguait et son bestiaire fantastique m'avait fortement impressionné, sans doute pour les animatroniques de l'époque à la raideur et la matérialité inquiétantes. Je ne savais pas encore que Wolfgang Petersen avait adapté son récit à partir du roman éponyme de Michael Ende. Il me semblait que le film était un genre à lui tout seul, faisant référence à la mythologie, revisitant les symboles antiques depuis la quête du héros Atreyu, des serpents entrelacés de l'Auryn, parure évoquant l'Ouroboros, emblème d'un monde, jusqu'aux ruines doriques de la fin en passant par les sphinx ailés, oracles destructeurs. Mais je ne me doutais pas que ces références visuelles "fantaisistes" contenaient en elles-mêmes un devenir narratif sombre et dramatique.
Une menace plane en effet sur les terres de Fantasia portant le nom de Néant dont on découvre au début du film les effets dévastateurs à travers le regard du mangeur de pierre. C'est le mal gangrenant le monde, sorte de force dévastatrice sans visage réduisant tout sur son passage à l'état de ruine avant de tout avaler. En témoignent les marécages de la mélancolie, triste et décharné et la colline carapace moisissant à l'intérieur, de même que les vents destructeurs faisant irruption dès l'introduction, sans oublier le loup noir Gmork, entité maléfique, serviteur du Néant, pourchassant Atreyu pour l'éliminer.
Les conséquences du Néant sur le monde de Fantasia sont catastrophiques et apparaissent clairement à l'image en manifestant une véritable esthétique de la destruction. Au fur et à mesure du récit tous les lieux que traverse Atreyu s'en trouvent impactés : le repaire du mangeur de pierre, le marécage où séjourne Morla la tortue géante, les deux sphinx composant l'Oracle sudérien, les ruines où se cache Gmork et enfin la Tour d'Ivoire. Une suite de territoires en désolation rappelant étonnamment les paysages romantiques de Caspar David Friedrich dont les toiles dépeignent souvent des parcelles de nature dévastées baignées de lumière ayant subies un cataclysme.
L'Abbaye dans la forêt de chênes, 1809-1810, Caspar David Friedrich, huile sur toile |
Paysage rocheux dans les montagnes de grès de l'Elbe, 1823, C.David Friedrich, huile sur toile |
Se superpose
à cet anéantissement de Fantasia, le coloré, le pittoresque, le kitsch, avec la Tour
d'Ivoire comme centre névralgique, véritable poche de lumière épargnée pour un temps, ainsi que le chien-dragon Falkor et
l’extraordinaire faune haute en couleurs y séjournant. Une esthétique contrastée, entre lumière et ombre, que l'on retrouve également dans Dark Crystal de Frank Oz et Legend de Ridley Scott, tous deux réalisés presque à la même période.
Mais la part ombrageuse et dramatique de L'Histoire sans fin ne vaut pas seulement pour Fantasia, mais aussi pour Bastien, personnage principal, dont on apprend au début du film qu'il a perdu sa mère. Cette disparition est compensée par le rêve et l'imaginaire du garçon, dessinant des licornes dans ses cahiers, trouvant refuge dans la fiction à travers Tolkien, Stevenson, Cooper, Baum, Verne. La rencontre du livre mystérieux devient pour Bastien la rencontre d'un nouveau monde, une aventure de plus à vivre qui l'éloigne des contraintes du réel, des moqueries, de la solitude et peut-être aussi de la tristesse du deuil. La fantasy rejoint ainsi le monde de Bastien et celui d'Atreyu au moment où le personnage réalise qu'il appartient à la même histoire. Son rôle ne consiste plus à dérouler la fiction en tant que lecteur mais à agir dans celle-ci comme héros de sa propre quête. Sa tâche est de réaliser le lien qui l'unit à Fantasia, dire un nom pour défaire le Néant et sauver un monde.
Le dénouement est alors une libération, le nom est lâché comme une formule, déjà choisi pour ne pas être oublié, celui de la mère de Bastien, à jamais accordé à l'impératrice. Tout peut recommencer.
Images : "L'Histoire sans fin" Wolfgang Petersen, 1984
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