Examen du foyer
Les premières minutes d’Anatomie d’une chute de Justine Triet sont édifiantes. Une balle tombe d’un escalier, on ne sait pas qui l’a lancée, elle rebondit marche après marche, puis, termine sa course au pied de l’escalier en s’immobilisant totalement. A l’étage un jeune garçon nettoie son chien, nous sommes dans un grand chalet. Dans une pièce attenante, deux femmes échangent quelques mots. L’une d’elle semble mener une interview. Il est question d’un roman, de rapport à l’écriture. La discussion se poursuit mais est perturbée soudainement par une musique provenant de l’étage du dessus. Quelqu’un augmente le volume. L’interview devient impossible. La jeune femme interrompt l’enregistrement de la romancière et quitte la grande maison. Paysage enneigé dehors. Décor de montagne. La musique est si forte qu'elle se fait entendre du dehors. Le jeune garçon part promener son chien. Il marche seul dans une nature couverte d’un épais manteau blanc. On le suit en promenade. Impression de calme. Loin du chalet la musique assourdissante cède la place à un silence enveloppant. L’enfant joue avec son chien. Puis c’est le retour. Le retour au foyer. La musique se joue toujours. Le garçon se dirige vers l’entrée, puis marque un temps d’arrêt. Brusque accélération, des tâches rouges maculent la neige. Il vient de découvrir le corps de son père, la tête en sang.
Il y a comme quelque chose de Rimbaldien dans la découverte de ce corps. Comme une embardée vers le drame. La mise en scène de ce moment particulier procède du dévoilement soudain, par un léger travelling arrière doublé d’un zoom dans le plan dont le rythme et l’axe se trouve instantanément perturbé. La caméra tout comme le regard est happée par ce qui vient de se produire. Brusque accélération, changement de rythme et de trajectoire, au moment où Daniel (Milo Machado Graner) découvre le corps de son père. Contraste saisissant entre la lenteur des plans précédents, la beauté des paysages enneigés et ce rendez-vous inopiné avec la mort.
Image forte de la silhouette ensanglantée se détachant de cette nature immaculée et paisible, par effet de contraste. Contraste de couleurs tout d’abord, puis contraste de vitesse, comme pour marquer le choc et la sidération.
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Daniel (Milo Machado Graner) |
Dès les premiers instants on assiste au brio de la mise en scène et du découpage (magnifiques raccords lors de la promenade) donnant matière à réflexion autant qu’à l’étonnement. On se rend compte tout du long que le film de Justine Triet est d’une grande précision. Précision d’écriture, scénario coécrit avec son compagnon Arthur Harari (réalisateur d'Onoda, 10000 nuits dans la jungle), précision des dialogues (saisissante densité du langage, diction, phrasé, intonations foisonnantes, impression de théâtralité), précision de la mise en scène (enchainements des plans, composition du cadre, flashback ingénieux, mouvement de caméra) et précision du récit dont l’intrigue est à la confluence du polar façon Millenium, de l’enquête, du procès et du thriller lorgnant même du côté de Shining. Impression que cette « Anatomie d’une chute » a été pensée dans ses moindres détails, comme une toile flamande composée de manière méticuleuse, ou plus métaphoriquement à la manière d’un corps que l’on étudie, que l’on dissèque, dont on aurait progressivement retiré chaque organe pour mieux l'analyser et trouver ce qui aurait causé sa perte. Le titre fait d'ailleurs référence au film d’Otto Preminger Autopsie d’un meurtre.
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Affiche du film Autopsie d'un Meurtre, Otto Preminger, 1959 |
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Millenium, Niels Arden, 2009 |
Au détour d’une interview Justine Triet confia par ailleurs qu’elle eut besoin de storyboarder son film, de dessiner chaque scène plan par plan, pour rentrer au cœur du détail et articuler le récit avec la justesse requise. Dans la fabrication d’un film, le dessin permet de mettre à plat les choses, de présenter des pistes de travail et de le guider. Cette étape qui a lieu habituellement en coulisse, trouve tout de même quelques échos dans le film, notamment au travers de dessins schématiques ou de modèles animés en 3D matérialisant des hypothèses sur les circonstances troubles de la chute en question.
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La comédienne Sandra Hüller (Sandra) |
Palme d’or méritée pour un film extrêmement maitrisé techniquement, immersif et esthétique. Après son premier long métrage La Bataille de Solferino, qui révéla Justine Triet au grand public et Sybil, film déjà très réussi, la réalisatrice confirme ici son talent de cinéaste. Le succès d’Anatomie d’une chute repose aussi sur l’interprétation de Sandra Hüller (révélée à Cannes dans le très beau Toni Erdman de Maren Ade), du jeune comédien Milo Machado, de Samuel Theis et de Swann Arlaud (Petit Paysan, Grâce à Dieu, Perdrix) en ex-bienveillant et avocat à l'écoute. Mais on peut également saluer les prestations des rôles secondaires tant ils occupent une place déterminante dans le déroulé du récit, de l’accompagnatrice de Daniel interprétée magnifiquement par Jehnny Beth à l’avocat général percutant et pointilleux (Antoine Reinartz) chaque personnage a son importance, son mot à dire.
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Swann Arlaud (Me Vincent Renzi) |
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Jehnny Beth (Marge Berger, accompagnatrice de Daniel) |
Ce qui retient également dans Anatomie d’une chute c’est le décentrement de point de vue. Il y a par exemple plusieurs scènes montrant le chien de la famille Snoop, personnage à part entière, aussi important que les autres, filmé à hauteur animale, comme témoin bienveillant et membre de cette famille disloquée. Par sa manière de le filmer, Justine Triet nous donne accès à une forme de compassion et de réflexion comme s’il s’agissait du personnage permettant un immense détachement, une sagesse animale, comme s’il s’agissait aussi du personnage réparateur, capable de soigner à lui tout seul toutes les blessures de la vie. Il y a quelque chose de très précieux dans le rôle que tient un animal de compagnie au sein d’une famille, Justine Triet l'a bien compris et parvient ici à l’exprimer. Il y a aussi beaucoup de tendresse accordée à la place de cet animal, surtout pour Daniel.
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Le border collie Messi, incarnant Snoop, lauréat de la Palm Dog |
Enfin il faut rendre compte également de la capacité du film à nous mettre dans la position de juré. Notamment lors des scènes se déroulant au tribunal, où la caméra reprend sa hauteur humaine, en s’attardant sur les postures, les expressions, les arguments comme si on assistait véritablement au procès de Sandra en tant que membre à part entière. Cette façon de permettre au spectateur de s’identifier à l’un des acteurs importants d’un tribunal, n’est pas sans rappeler le chef d’œuvre de Sydney Lumet 12 hommes en colère. Ainsi, les preuves, les évidences (photos de famille, enregistrements audio, rapports d’enquête, plaidoiries, auditions, témoignages) sont toutes à l’œuvre pour nous faire ressentir le rôle de juré d’assises, comme si on siégeait aux audiences et participait aux délibérations. Tâche délicate, reposant sur l’intime conviction, dont on perçoit la charge ici par la nécessité de trancher, de décider, en sous pesant toutes les parties, tous les éclairages, tous les arguments possibles, pour rendre justice.
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12 hommes en colère, Sydney Lumet, 1957 |
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Antoine Reinartz interprétant l'avocat général |
De la même génération que ses consœurs réalisatrices déjà très remarquées, Rebecca Zlotowski (Les Enfants des autres, Belle épine), Céline Sciamma (Tomboy, Portrait de la jeune fille en feu), Mia Hansen-Løve (Un amour de jeunesse, Tout est pardonné), Greta Gerwig (Barbie), Julia Ducournau (Grave, Titane palme d’or 2021) et Alice Winocour (Proxima, Revoir Paris), Justine Triet signe ici sans doute son plus beau film, sublimant le film d’enquête et de procès, pour un récit de large envergure prenant à témoin le spectateur dans une logique d’accompagnement, de bienveillance, de tendresse.
Images : Anatomie d'une chute, Justine Triet, 2023
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