Le taureau par les cornes

Un ami me raconta un jour qu'il avait été au théâtre assister à une pièce comique. Les avis Google, de la presse et le bouche à oreille semblaient unanimes pour qualifier la représentation d'hilarante, à mourir de rire. Cependant à sa grande surprise la pièce fut détestable, pas drôle du tout, d'un ennui mortel, surcotée en bref. Toute la salle s'emmerdait véritablement. Mais, bon public, et espérant encore peut-être que quelques chose de drôle se produisit enfin et par respect aussi sans doute pour le travail des comédiens, chacun avait pris soin de rester jusqu'au bout. Malheur, rien ne racheta le naufrage en cours. Tant et si bien que les personnes les plus mécontentes prirent la peine de laisser un commentaire salé sur la page web de la salle de spectacle hébergeant la pièce.

Conclusion établie : à un moment donné quand le spectacle est, ou devient mauvais, arrive un point de non-retour où le seuil de tolérance du spectateur, accordé à l'espoir de voir une éventuelle amélioration artistique, est dépassé. A ce stade il est courant que les gens se lèvent de leur siège et quittent la salle, autre option possible, plus radicale et audacieuse que celle de rester, afin de faire cesser le massacre.

Fait rarissime, voire inédit, on s'imagine assez mal le cas d'un spectateur très très déçu se levant de sa place pour prendre la parole et interrompre les comédiens en direct en manifestant sa désapprobation tout en les menaçant par la suite avec un revolver.

C'est pourtant ce que parvient à nous montrer Yannick dernier film de Quentin Dupieux où l'on assiste à une prise d'otage de la salle d'un théâtre parisien, du public, des comédiens au motif qu'un spectateur zélé trouve leur jeu et leur pièce lamentable. Sur le papier, le synopsis laisse plutôt entrevoir le drame. Mais c'est sans compter le talent de Mr Oizo (aka Quentin Dupieux), connu pour son sens des récits absurdes, décalés, déjantés, transgressifs, à l'instar de Rubber, Wrong Cops, Au Poste !, Réalité, plus récemment Fumer Fait Tousser et Mandibules, pour transformer cet essai potentiellement dramatique en véritable farce.

La "Tabac Force" au complet de Fumer fait tousser, Quentin Dupieux, 2022

"Le mec qui organise tout ça là est pas présent pour s'assurer que vous faîtes du bon boulot ? Qu'est-ce que c'est qu'cette gestion ?"

Yannick, gardien de nuit, vient de passer 45 minutes dans les transports en commun depuis Melun + 15 minutes à pied pour assister à la pièce « Le Cocu », pantalonnade où l'on découvre un couple en tension interprété par Blanche Gardin et Pio Marmaï. Yannick (génial Raphaël Quenard) est installé dans la salle très clairsemée. On le découvre furtivement au début du film glissé parmi les spectateurs. Puis soudain, s'en est trop, il décide d'agir. Grosse déception du spectateur Yannick, grosse remise à plat cinglante par le verbe. C'est le point fort et l'axe principal du film de Quentin Dupieux qui nous embarque dans cette dinguerie à travers des échanges percutants et drôles entre les personnages. Les dialogues font mouche et les premières salves sont croustillantes. Très rapidement l'enjeu du divertissement et du rapport au temps arrivent dans un débat mené de front par Yannick. De sa place, il réussit l'exploit d'exprimer son dégoût tout en restant poli et solide. Effet de sidération dans la salle. Geste transgressif du spectateur franchissant courageusement le 4ème mur en véritable héros.

"Bon, écoutez monsieur, on a parfaitement compris votre métaphore sur la restauration mais nous c'est pas du tout pareil, ok !? Là on fait de la scène, C'EST DE L'ART, OK !?"

Mais les comédiens ne s'avouent pas vaincus, fiers de leur art, de leur dur labeur, de leur mission, ils se réfugient derrière la bannière de la création et de la subjectivité, ultimes prétextes pour prendre le dessus sur Yannick et lui couper le sifflet. Mais étant fort en dialectique notre gardien de nuit ne se laisse pas démonter. Il revient à la charge plus déterminé que jamais armé d'un revolver et décide alors de prendre les choses en main, de réparer tout ça lui-même, en s’improvisant metteur en scène. Concrètement, réécrire une pièce pour divertir tout le monde.

"OH, ÇA VA LÀ, MERDE ! On a compris vous êtes pas content !"

Le film de Dupieux à travers la posture du personnage de Yannick interroge de manière burlesque et satirique sur le statut de comédien et de spectateur, sur la création même. Non sans ironie, sans acidité, ouvrant une vraie réflexion sur le pouvoir de faire rire, la complicité avec le public, le rôle de l’art. Réflexion plus profonde qu’il n’y paraît, non sans un certain mépris, contre l’intellectualisme, l’académisme, le bon goût, les banalités et la connivence. Yannick mise plutôt sur la surprise, la radicalité, l’imagination, la sincérité, la transgression, et se veut véritablement un film contestataire, en rupture des conventions cinématographiques, comme finalement les autres films du réalisateur.

Il faut voir le panel d’expressions et de postures qu’offre le film pour se faire une idée de sa richesse comique et critique à l’égard du spectacle. Sans oublier le langage et les intonations, qui occupent ici une place de choix configurant une grande partie de la mise en scène.

Pio Marmaï, Blanche Gardin, Sébastien Chassagne et Raphaël Quenard

Enfin parvenu à son objectif, faire jouer la pièce qu’il a écrite par les comédiens détenus, Yannick assiste avec un regard d’enfant à sa création. Moment très particulier du film où l’émotion fait irruption à l’écran grâce à l’interprétation de Raphaël Quenard, révélant la fragilité de son personnage et sa sensibilité. Perte totale d’artifice où l’aspect contestataire laisse la place à l’intime et nous dit à quel point ce personnage est touchant et humain. C’est ce qui le rend très à part, tout comme ce film, malgré le drame qui s’annonce.

"Tain' c'est fou ça, il faut un flingue pour se faire respecter maintenant ! Dans quel monde on vit !"

 

Photos : Yannick, Quentin Dupieux, 2023
 

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